Le savoir à l’Institut I. : un obscur objet de désir ?

En quoi l’école se constitue-telle (ou non) aux yeux d’élèves comme lieu de savoir ? Quelle peut être son utilité supposée ou réelle ? Comment les élèves perçoivent-ils le travail qui y est proposé ?

Les réponses reprises ci-dessous ont été collectées principalement à l’occasion d’entretiens collectifs menés avec des classes de 5e et 6e d’une section qualifiante, avec l’aide de chercheuses en psychologie et en anthropologie[1]Nathalie THOMAS et Pascale JAMOULLE., par un enseignant des classes concernées ou par mes soins.

Pourquoi cette école ?

Au départ, arriver à l’Institut I. ne semble pas une sinécure :
« Ici , personne n’est un homme. Car pour être des hommes, il faut trois choses. Si on n’a pas une de ces trois choses, tu n’es pas un homme : l’honneur, le respect et l’intelligence. Si tu n’as pas une de ces trois choses-là, tu ne peux pas t’appeler un homme. Tu es dans la merde. (…) L’enseignement général ou professionnel, ce n’est pas ça qui va nous faire un homme ». (T., garçon)

« Malgré tout, je m’y suis inscrit ! Je n’avais pas le choix de toute façon, vu qu’aucune autre école ne m’acceptait ; de plus ce n’était pas loin de la maison. Et puis, gens fréquentables ou pas, ça ne changeait rien, j’avais pris l’habitude en 20 ans ; alors, pourquoi ne pas m’inscrire ? » (Z., garçon)

À noter que l’arrivée dans ce « dernier asile » signifie aussi un retour à la case départ : un retour au quartier (« de plus ce n’était pas loin de la maison »).

L’équipe de recherche ESCOL pointe chez les enfants de milieu populaire, et plus généralement ceux qui se retrouvent en échec scolaire, une difficulté récurrente à pouvoir identifier des objets ou des processus d’apprentissage précis. On apprend « plein de choses », « on connait tout », ou ne comprend rien ; au mieux, on est capable de citer les intitulés des cours ou de tel ou tel contrôle.

Des activités et objets de connaissance invisibles

Cette caractéristique se retrouve de manière massive dans notre école : s’ils se sont retrouvés à I., c’est parce qu’à partir d’un certain moment, « cela n’a plus été dans le général », ou dans une autre section plus cotée du technique ou du professionnel. Qu’est-ce qui n’a pas été ? Cela semble être un mystère :

« Moi, mon père rêve que je suive des cours de comptabilité et que je sois comptable… Mais j’y suis pas arrivé. J’ai tenu le coup jusqu’en quatrième générale, j’étais tout malin et tout, et tout d’un coup mon cerveau a explosé. J’ai recommencé ma quatrième en me disant que ça allait aller et puis non, et voilà, je me retrouve ici. » (J., garçon)
« Tenir le coup », « tout d’un coup », « explosion de cerveau » : tous des termes qui dénotent une appréhension presque guerrière, aussi magique (« et voilà, je me retrouve ici »), du rapport à la scolarité, en tout cas des perceptions pas du tout « épistémiques »[2]Par rapport épistémique au savoir scolaire, l’équipe ESCOL entend le rapport d’élèves qui sont en mesure de faire un lien entre le travail scolaire et une transformation subjective … Continue reading, pour reprendre les termes de l’équipe ESCOL.

Le travail proposé par l’école I. permet-il de réélaborer cette représentation de l’école ? Visiblement, non. Est-ce parce que, cherchant à ne pas répéter des méthodes « traditionnelles » qui n’ont pas donné de résultats dans les autres écoles, les transformations du travail scolaire à l’Institut I. ne rendent pas plus visible le travail et la présence du savoir à l’école[3]Régulièrement, l’établissement se lance dans des projets très divers, tant de classes que d’école, avec l’aide régulière d’intervenants extérieurs.… voire elles les rendent encore plus opaque ? À croire les élèves… « Il n’y a pas le niveau. », « On n’apprend rien. »
« On s’embête. C’est trop facile. C’est plus dur de trouver un emploi. On n’aura pas beaucoup de capacités. » (L., fille)
« J’aimerais pouvoir apprendre quelque chose et me dire : “Ah ! Ça, je ne savais pas.” Ne pas être ridicule devant mes copains. Avoir un minimum de culture générale. » (M., garçon)

Les élèves n’apprennent-ils rien parce qu’ils n’en ont (plus) rien à faire de l’école, ou… ont-ils perdu toute motivation parce qu’ils ont le sentiment de ne rien apprendre ?

Requinquer l’école par la vie professionnelle ?

« Étudie, comme ça tu pourras avoir un beau métier ». Combien de fois ne répète-t-on pas cette phrase lors de la remise des bulletins, dans l’espoir de « remotiver » les élèves ? Cette représentation est dominante dans le chef des élèves eux-mêmes, comme l’attestent les recherches de l’équipe ESCOL. Du moins, les élèves en situation ou en voie d’échec scolaire. La professionnalisation, la voie royale pour scolariser les élèves fragilisés ?
« Un métier, c’est l’étiquette sur notre tête, quand on va se présenter à une femme, pour prendre sa fille. Quand on lui dit : “Je suis avocat, médecin…”, ça met en place la personne. Mais quand on vient et qu’on dit : “Je suis dans telle option”, on le dit avec le… Même le chat, on n’a pas envie qu’il l’entende… (rires de la classe) Vous comprenez ? » (F., garçon)
Les réponses sont cinglantes et récurrentes : dans un système éducatif instituant l’enseignement qualifiant comme lieu de relégation, l’intervention du champ professionnel dans le monde scolaire n’opère pas la réhabilitation miraculeuse espérée. D’autant plus dans une société dont les hiérarchies et les inégalités se creusent. Est-ce vraiment étonnant ? Ces élèves sont là parce qu’ils ont raté quelque chose, et les béquilles ne remédieront pas cette blessure première. Car aucun, à les entendre, n’a choisi de se retrouver dans leur section.
« Franchement, personne dans cette classe ne s’inscrit dans cette section par choix. Personne ! On est venu ici pour avoir notre diplôme! (Plusieurs) : Ouais ! Ouais ! Tous ! » (F., garçon)
« Cette section-là, c’est fait pour donner les travaux forcés, pour faire travailler les jeunes qui sont au chômage depuis au moins deux ans, pour les faire sortir du chômage. On les envoie vers ces métiers, parce qu’il ne faut pas de connaissances poussées, ils font un petit brevet de deux semaines, et ça va, ils vont travailler. » (J., garçon)

Si le métier auquel on forme ces élèves est aussi celui des chômeurs qu’on qualifie en quelques semaines dans le cadre d’une remise à l’emploi (reformulée finement ici en travaux forcés…), quelle valeur et quelle crédibilité peut-on avoir à nos yeux, mais aussi aux yeux des parents ou du quartier… où travaille peut-être déjà un de ces chômeurs « réactivés » ? Quelle fierté possible, quand son métier peut être infligé comme punition à d’autres ?

Mais alors, pourquoi cette section, dans cette école ? Outre la proximité du quartier, et le besoin de ne pas avoir à rattraper trop de prérequis, il semble aussi y avoir un choix par élimination, élimination des signes trop liés à la classe ouvrière, au passé familial.

Pascale : Est-ce qu’on pourrait entendre d’autres rêves que les parents avaient sur nous ?

Y. (garçon) : Le petit bureau, la cravate, la chemise…

P. : Un travail d’employés de bureau ? Un peu du côté des apparences ?

Y. : Oui. Un travail propre. Pas porter des choses, se casser la tête le matin… Ils ne l’imposent pas. Mais ça leur montre qu’eux aussi ont réussi.

P. : Aux autres de la communauté ?

Y. : À eux, à eux. Ils se disent : « J’ai réussi, j’ai éduqué les enfants et maintenant ils sont devenus quelqu’un. » Eux ont souffert dans la maçonnerie… Il dit : « Regarde mes mains, ne deviens pas comme moi »
À suivre ?

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Nathalie THOMAS et Pascale JAMOULLE.
2 Par rapport épistémique au savoir scolaire, l’équipe ESCOL entend le rapport d’élèves qui sont en mesure de faire un lien entre le travail scolaire et une transformation subjective qu’implique une réelle réappropriation des savoirs : apprendre, c’est (consentir à) changer. De même, ces élèves « perçoivent peu ou prou qu’il existe une unité et une spécificité des savoirs (…) qui transcende la nécessité de s’acquitter des tâches morcelées, de routines ou d’exigences comportementales. » dans É. BAUTIER et J.Y. ROCHEX, L’expérience scolaire des nouveaux lycéens. Démocratisation ou massification ?, Armand Colin, 1998.
3 Régulièrement, l’établissement se lance dans des projets très divers, tant de classes que d’école, avec l’aide régulière d’intervenants extérieurs.