De mon double intérêt pour les femmes et les mathématiques[1]Appelé un jour dans le bureau du directeur, celui-ci me dit : « J’ai eu un coup de fil d’un parent qui m’affirme que vous avez dit à vos élèves qu’il n’y a que … Continue reading, je suis naturellement arrivé à l’intersection des deux ensembles. Tant les unes que les autres sont objets de préjugés et d’idées sans fondements… Mais finalement qu’en est-il ? Les maths, c’est vraiment une affaire de mecs ?
Actuellement, il reste trois niveaux : 2, 4, 6, mais le niveau deux heures n’est pas organisé dans beaucoup d’écoles. En math 6, il y a, de façon assez constante, un tiers de filles et deux tiers de garçons[3]Dans une école qui compte à peu près autant de filles que de garçons. . Pour le cours de complément qui prépare notamment à l’examen d’entrée ingénieur, le nombre de filles variait de zéro à deux[4]Sur une population de quatre-vingts à cent élèves dans l’année.. Mais cela semble changer depuis deux ans. L’année passée, trois jolies filles[5]Ne croyez pas que je suis obsédé par la question, mais il est encore fréquent d’entendre que si une fille est très bonne en math, elle est laide ou en tout cas, n’a pas les … Continue reading ont même passé, et réussi, l’examen d’entrée.
Que ce soit en quatrième (là où il y a un seul niveau pour le cours de math dans l’enseignement général de transition), en cinquième et en sixième (dans les groupes forts), les résultats des filles sont meilleurs que ceux des garçons. Parmi ces derniers, il y a presque toujours un petit groupe de trois ou quatre (sur vingt, vingt-cinq élèves) qui sont en grosse difficulté en mathématiques.
Outre cette question de résultats, y a-t-il des différences intellectuelles majeures entre les garçons et les filles ? Je n’ai jamais rien observé de flagrant. Si ce n’est qu’il me semble que certains garçons sont particulièrement spontanés, intuitifs, fulgurants même (ce qui ne veut pas toujours dire que leurs résultats sont exceptionnels) et que certaines filles sont particulièrement profondes dans la recherche, dans l’analyse, dans l’étude et rigoureuses dans l’expression.
Quel est le poids de ces quelques impressions personnelles ? Bien léger. Je devais donc aller voir ailleurs…
« Paradoxalement, alors que les filles brillent dans les matières scientifiques au lycée, dans le supérieur, elles sont beaucoup plus faiblement représentées […]. Malgré leurs résultats, les filles sont beaucoup moins présentes que les garçons dans les sections scientifiques au lycée, et ces derniers sont six fois plus nombreux à obtenir un baccalauréat scientifique. »[6]Etat des lieux : L’échec aux maths, février 2002 sur le site
Pourquoi ? Certains pointent les comportements différents des profs vis-à-vis des filles et des garçons. Dans l’évaluation, tout d’abord, dans l’attention portée aux élèves ensuite. Tout se passe comme si les garçons recevaient plus de cours de mathématiques que les filles.
Ou faut-il chercher du côté des images véhiculées ? D’une part, les mathématiques sont parfois considérées comme une science achevée depuis longtemps, froide et sans vie. D’où leur faible attrait, particulièrement pour les filles ? D’autre part, elles sont perçues comme un pur outil de sélection. Cela engendre un rapport aux mathématiques soit passionné, soit (le plus souvent) de rejet, alimenté par une impression d’incapacité. Il n’est pas rare d’entendre « Je suis nulle en math, ça a toujours été comme cela et ma mère, c’était déjà pareil ».
« Le discours commun continue, lui, de ressasser que les filles ont plus d’intuition, d’imagination, qu’elles sont bonnes en communication, en langue ou en lettres, mais qu’elles n’ont pas l’esprit logique et que les maths, elles ne sont pas faites pour ça ! »[7]Entretien avec Véronique Slovacek-Chauveau, Le rapport des filles aux mathématiques est influencé par les représentations sociales et les discours, novembre 2004, sur le site
Les filles développent un autre rapport au savoir mathématique[8]Le lecteur pourra découvrir dans ce numéro différents aspects de cette affirmation dans l’article Filles et garçons à l’école de Jacques Cornet. . Par exemple, parce qu’elles « ont une vision moins finaliste de leurs études : elles affirment plus que les garçons, choisir leur orientation en fonction de leurs goûts, et non en fonction de leur avenir professionnel. Elles se montrent aussi moins sûres d’elles-mêmes, en particulier face aux mathématiques. » [9]Ingrid CARLANDER, Le sexe des sciences, dans Le Monde diplomatique de juin 1997.
Les filles raisonnent-elles différemment ? Ont-elles plus ou moins d’intuition ? Plus ou moins de logique ? Plus ou moins de rigueur ? Un moyen d’envisager la question consiste à aller voir du côté des mathématiciens professionnels. La question peut être posée de deux façons. Les femmes sont-elles de bonnes mathématiciennes ? Les mathématiciennes sont-elles de bonnes femmes ?
Du côté des chiffres tout d’abord, la proportion des femmes mathématiciennes est en hausse, reste inférieure à celle des hommes, et varie considérablement selon les pays[10]En 1991, 22 % de mathématiciennes en France, 14 en Belgique, 3 en RFA.. Et la production des femmes, en articles de recherche ou en livres, est moindre que celle de leurs collègues masculins.
Du point de vue qualitatif, « il a pu être dit (par des mathématiciens et mathématiciennes variés) que les femmes en maths étaient plus minutieuses, plus exigeantes sur le sens ou l’applicabilité de leurs travaux, plus sensibles à la qualité esthétique, moins promptes à proposer des conjectures, moins audacieuses, moins autoritaires ou dogmatiques, plus prêtes à justifier en détail leur travail, à l’expliquer à d’autres, moins sujettes à l’esbroufe ou au terrorisme intellectuel, plus disponibles pour répondre aux questions d’autrui. »[11]Catherine GOLDSTEIN, Une créativité spécifique des femmes en mathématiques ?, Sextant 2, 1994.
Des articles de recherche attribués à une femme sont considérés comme moins importants et novateurs que ceux attribués à un homme. On a confié à trois cent soixante spécialistes de mathématiques (cent quatre-vingt de chaque sexe) la notation[12]AMS, Notices of the American mathematical Society, Special issue on women in Mathematics, 1991. d’un article dont l’auteur était arbitrairement M.K. John ou M.K. Joan. Le résultat est éloquent (tableau 1, les notes les plus hautes sont les moins bonnes).
John | Joan | |
Hommes | 1,9 | 3 |
Femmes | 2,3 | 3 |
Le caractère féminin des mathématiciennes, ou du moins ce que certains en pensent, « peut être illustré par le cas Emmy Noether, considérée comme (sic) la meilleure mathématicienne de tous les temps jusqu’à l’époque contemporaine, et (re-sic) un des meilleurs mathématiciens. Elle fut surnommée der Noether par certains contemporains et il est d’usage de souligner sa laideur, son manque de féminité, le tout indiquant qu’elle était en fait un homme, ou au moins un être hybride. »[13]Catherine GOLDSTEIN, Une créativité spécifique des femmes en mathématiques ?, Sextant 2, 1994.
Certains ont voulu tester les capacités des filles et des garçons au travers d’exercices d’arithmétique, des calculs de proportion, de la géométrie. Les filles seraient meilleures en algèbre et les garçons en géométrie, mais les différences dans le temps, selon l’âge, selon les exercices et selon les pays sont importantes et rendent l’effet sexe très relatif. Sans compter que si les tests font appel à de nombreuses notions vues en classe, ce n’est peut-être pas de vraies capacités mathématiques, comme la créativité ou le raisonnement abstrait, qui sont testées.
Que penser des explications neurobiologiques comme celle de l’Américaine Doreen Kimura[14]Professeure de psychologie aux Etats-Unis à la Simon Fraser Université. Auteure de Neuromotor mechanisms in human communication (New York, Oxford University Press, 1993) et de Sex and Cognition … Continue reading qui, à partir de tests cognitifs, de données hormonales (présence de la testostérone), d’éléments physiologiques (stries des empreintes digitales), du comportement de rats et des rates errant dans des labyrinthes, maintient qu’il est inutile de pousser les filles à faire davantage de maths, qu’elles ne sont pas faites pour cela, et elles ne pourront jamais y exceller. Ou encore que « la résolution des problèmes est également différente chez les rats mâles et femelles : comme les femmes, les rates utilisent plus souvent les repères dans les tâches d’apprentissage spatial ; elles se servent d’indications, tels des dessins sur les murs, plutôt que des repères géométriques, tels les coins ou la forme des pièces. Cependant, en l’absence de repères non géométriques, elles recourent à des repères géométriques. Au contraire, les mâles utilisent presque exclusivement des repères géométriques. »[15]D. KIMURA, Le sexe du cerveau, dans Pour la Science n° 181, octobre 1992.
Finalement, c’est la question de la spécificité féminine en mathématiques qui pose question ? Quel est son intérêt ? D’autant que rien de probant ne peut être affirmé à ce sujet. Le vrai problème est celui des enjeux. Tout semble tourner autour de l’image, du rapport au savoir, de mécanismes sociaux et culturels. C’est le débat qui importe ! Il doit lever les ambiguïtés et mettre à nu les discriminations. Les ensembles femmes et mathématiques n’ont pas de frontière nette, et ils fluctuent, façonnés qu’ils sont au gré des gens, des lieux, des époques et des débats. L’intersection n’est pas immuable. Elle grandit et doit grandir encore…
Filles et femmes, à vos maths !
Notes de bas de page
↑1 | Appelé un jour dans le bureau du directeur, celui-ci me dit : « J’ai eu un coup de fil d’un parent qui m’affirme que vous avez dit à vos élèves qu’il n’y a que trois choses qui comptent dans la vie. Les mathématiques : je comprends ! Le vin, cela me paraît plus douteux. Mais le sexe… » Excusez-moi, Monsieur le Directeur, c’est une interprétation de ma pensée, je n’en peux rien si certains réduisent les femmes au sexe… |
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↑2 | Selon des critères personnels, je n’ai pas la prétention d’atteindre à l’universalité. |
↑3 | Dans une école qui compte à peu près autant de filles que de garçons. |
↑4 | Sur une population de quatre-vingts à cent élèves dans l’année. |
↑5 | Ne croyez pas que je suis obsédé par la question, mais il est encore fréquent d’entendre que si une fille est très bonne en math, elle est laide ou en tout cas, n’a pas les caractères de féminité attendus. |
↑6 | Etat des lieux : L’échec aux maths, février 2002 sur le site |
↑7 | Entretien avec Véronique Slovacek-Chauveau, Le rapport des filles aux mathématiques est influencé par les représentations sociales et les discours, novembre 2004, sur le site |
↑8 | Le lecteur pourra découvrir dans ce numéro différents aspects de cette affirmation dans l’article Filles et garçons à l’école de Jacques Cornet. |
↑9 | Ingrid CARLANDER, Le sexe des sciences, dans Le Monde diplomatique de juin 1997. |
↑10 | En 1991, 22 % de mathématiciennes en France, 14 en Belgique, 3 en RFA. |
↑11, ↑13 | Catherine GOLDSTEIN, Une créativité spécifique des femmes en mathématiques ?, Sextant 2, 1994. |
↑12 | AMS, Notices of the American mathematical Society, Special issue on women in Mathematics, 1991. |
↑14 | Professeure de psychologie aux Etats-Unis à la Simon Fraser Université. Auteure de Neuromotor mechanisms in human communication (New York, Oxford University Press, 1993) et de Sex and Cognition (Cambridge, Mass : A Bradford Book, MIT Press, 1999), Cerveau d’homme et cerveau de femme ? (Odile JACOB, Paris 2001). |
↑15 | D. KIMURA, Le sexe du cerveau, dans Pour la Science n° 181, octobre 1992. |