Je suis prof ! J’ai encore un certain mal à m’habituer à cette appellation. Je suis fonctionnaire de l’État payé par la Communauté française. Vraiment pas facile à assimiler, car bien que « jeune prof », j’ai plus de 20 années de carrière derrière moi dans le secteur privé.
J’ai eu de beaux et bons titres : CEO, Président, Administrateur… de multinationales dans différents pays et groupes belges. Indépendant et créateur de valeurs, j’ai décidé, il y a quelques mois, de réorienter ma carrière.
La crise de la quarantaine (ou celle de la cinquantaine !) ? Peu importe, en fait. La réalité était simple. Je ne me voyais tout simplement pas, pendant encore 20 années, continuer à réduire les couts, augmenter les ventes, satisfaire les besoins sans cesse croissants de dividendes de mes actionnaires, fermer les usines en Europe de l’Ouest pour les ouvrir à l’Est, les fermer à l’Est pour les ouvrir en Chine, et après la Chine ?
J’ai intensément aimé ce que j’ai fait pendant toutes ces années dans le privé, mais il me fallait de nouveaux défis professionnels et rapidement l’enseignement s’est imposé à moi comme une évidence.
Des raisons
La première et le véritable moteur à ma décision est le plaisir, que j’imagine, de partager son savoir avec des jeunes, de leur donner l’envie de créer, de les intéresser aux sujets économiques et sociaux qui font la réalité du monde dans lequel ils évoluent, d’être déstabilisé par leurs questions, leurs interrogations, leur nonchalance réelle ou feinte face aux défis de ce monde qui sera de plus en plus le leur et de moins en moins le mien.
Ensuite, j’ai aussi voulu être confronté à d’autres réalités culturelles et socioéconomiques que celles que je vis au quotidien.
J’ai donc demandé, poussé, téléphoné, argumenté, écrit (beaucoup écrit) pour être dans ce qu’on appelle une école à « discrimination positive ». Et j’y suis !
D’après ce que je vois dans la cour de récréation, la population de mon école est à plus de 90 % d’origine étrangère. Je suis poussé par une profonde envie de comprendre cette jeunesse que je ne connais qu’à travers les clichés diffusés par la presse. La réalité colle-t-elle à l’image que l’on veut nous donner de ces jeunes issus de l’immigration ?
Je veux être juge de mes opinions. J’ai décidé de mettre mon expérience au service de ces jeunes qui veulent entreprendre, d’être leur coach dans leur projet de créateur. Mon ambition est peut-être naïve, mais au moins j’aurai été voir « de l’autre côté du canal ! ».
La dernière motivation à mon choix de devenir prof vient du fait que je désirais aller voir de près ce qu’est la vie de prof et comment l’enseignement vit en Belgique. Le monde des enseignants, je ne le connais à l’heure actuelle que par les brefs échanges que j’ai avec les titulaires de mes enfants lors des remises des bulletins.
L’enseignement d’un pays est SON véritable enjeu du futur. Sans enseignement de qualité, pas de futur pour notre société. L’enseignement en Belgique doit-il se résumer au titre de ce livre Madame, vous êtes un prof de merde ? Ou y a-t-il en Belgique les moyens de faire un travail de qualité avec des élèves motivés ? Je veux aussi être confronté à cette réalité pour me forger ma propre opinion citoyenne.
En tout cas, un apprentissage que je tire déjà de mes quelques semaines d’activité est le rôle et la présence essentielle des collègues. Le Petit Larousse définit le collègue comme étant « une personne qui remplit la même fonction ou qui fait partie du même établissement, de la même entreprise qu’une autre ».
Depuis 15 ans dans le privé, j’avais oublié cette notion. J’avais des clients, des employés, des actionnaires, des patrons, mais plus de collègues au sens de la définition du Larousse (ou alors ils se trouvaient dans d’autres pays ou sur d’autres continents). Soudainement, de manière un peu enivrante, je redécouvre par cette nouvelle aventure, la joie d’avoir des collègues.
De l’extérieur, le collègue du privé (pour autant que je m’en souvienne) ressemble à son homologue du secteur de l’enseignement : ils déjeunent ensemble (avec souvent des plats made in maison), se réjouissent des réussites scolaires de leurs enfants, partagent leurs récits de vacances, se fréquentent éventuellement le weekend, pratiquent le covoiturage…
Mais cette apparente similarité n’est qu’un leurre de surface. Le collègue du privé est très différent du collègue de l’enseignement, autant que le rat des villes l’est du rat des champs. La différence ? Elle réside dans ce que j’appellerais « l’empathie gratuite » ou « la solidarité active », qui semble atteindre les collègues de l’enseignement et qui était beaucoup plus rare chez ceux du privé.
En rejoignant le monde de l’enseignement, je n’imaginais pas rencontrer des personnes – des collègues – chez qui le partage de l’expérience se ferait avec autant de naturel, de bonne volonté et surtout sans jugement sur nos qualités professionnelles.
Tu as un problème pédagogique, d’organisation, de discipline avec ta classe, d’administration, un coup de blues… le collègue est là pour t’aider, t’écouter, te conseiller et ce, dans le seul but de t’améliorer dans ta nouvelle fonction de prof. J’ai, en quelques semaines, accumulé de nombreux exemples de cette empathie. Voici donc quelques courtes illustrations de ce que je vis au quotidien :
• Moi : Comment fait-on pour remplir les bulletins ?
• Le collègue sympa : Attends je vais te montrer.
• Moi : J’ai un sérieux problème avec un élève qui est toujours absent, comment vous faites pour l’évaluer ?
• Le collègue sympa : Moi, la solution que j’ai trouvée…
• Moi : Aujourd’hui, c’était la cata dans la classe, ils étaient sur une autre planète.
• Le collègue sympa : T’inquiète, ça arrive à tous et dans ce cas là…
• Moi : J’ai cet élève qui me nargue en permanence, mais sans tomber vraiment dans l’arrogance, comment vous gérer cette situation ?
• Le collègue sympa : J’ai eu à affronter cette situation il y a quelques années et…
Il est vrai que, contrairement au privé, la lutte pour son emploi ne se fait pas au détriment d’un autre employé, qu’aucune notion de rentabilité n’est exigée, que la notion de clients est absente, que les règles en cas de réduction d’effectif sont établies et connues de tous… En un mot, il n’y a évidemment pas, dans l’enseignement, cette lutte à la performance (parfois au détriment des autres) que l’on connait dans le privé. C’est donc effectivement plus « facile » de témoigner de cette empathie gratuite. Néanmoins, elle existe et est tellement agréable à vivre au quotidien.
Je suis persuadé que certains profs (vieux et cyniques !), qui auront roulé leur bosse depuis plusieurs années, trouveront mon témoignage très naïf : « Attends de voir jeunot, dans quelques années, tu auras changé d’opinion à propos de ces collègues si gentils ! » Oui, peut-être, on verra, pour l’instant laissez-moi jouir du plaisir d’avoir trouvé (retrouvé) des collègues sur qui, tout simplement, on peut compter.
Merci à vous de rendre cette fonction si agréable et croyez bien que vous faites partie du « pourquoi » j’ai la chance, actuellement, de faire le plus beau métier du monde !