L’écrit sous haute tension en sciences

Au sein d’une investigation scientifique, le langage est omniprésent. Les élèves sont amenés à poser des hypothèses, à proposer des modèles explicatifs, à argumenter des positions, à rédiger des protocoles expérimentaux, à communiquer des résultats.

Il y a un an, nous avons proposé à des enseignantes dont les élèves présentent des difficultés langagières de travailler ensemble à développer le langage au cœur des activités scientifiques en classe[1]Une recherche «Sciences et langage» menée par l’asbl Hypothèse avec une dizaine d’enseignantes d’écoles de Bruxelles..

Tâtonner et écrire pour soi

Nous menons une séquence sur le thème de l’électricité en deuxième année primaire. L’objectif est la compréhension du fonctionnement d’un appareil électrique, et l’installation de la notion de circuit ouvert et de circuit fermé. Lors de la première séance, l’observation minutieuse d’une lampe de poche donne lieu à une mise en situation du fonctionnement de cet appareil électrique. Nous proposons un défi : faire en sorte que l’ampoule s’allume. Les élèves reçoivent, par groupe, une petite ampoule et une pile plate.

« Choisir la formulation la plus adéquate pour comprendre ce que l’on a fait. »

Le niveau sonore augmente, certains s’impatientent, d’autres accusent la pile d’être vide ou l’ampoule d’être grillée, jusqu’à ce qu’une élève s’étonne d’y parvenir. Mais, l’ampoule ne s’allume que par intermittence et elle n’arrive pas à reproduire la position de l’ampoule pour l’allumer de nouveau. Après quelques minutes, certains groupes sont parvenus à allumer leur ampoule, la crispation des autres monte!

Le tâtonnement est accepté par l’enseignante et la place de l’essai-erreur appréciée. Il est normal que les élèves ne sachent pas qu’une borne de la pile doive être en contact avec le plot et l’autre borne avec le culot. Après de longues minutes, l’enseignante (re)prend le contrôle et les élèves sont invités à recenser les différents moyens trouvés pour allumer l’ampoule. L’enseignante note au tableau les propositions formulées et les élèves les testent au fur et à mesure. Elle tire un trait sur les propositions qui s’avèrent erronées :

Il faut que l’ampoule touche le métal.

Il faut que l’ampoule touche le côté +.

Il faut que le point noir touche une borne et le culot touche l’autre borne.

Il faut placer le culot sur une borne et le plot sur une autre borne.

Pour les élèves comme pour l’enseignante, le soulagement du dénouement est perceptible. De nouveaux mots enrichissent le lexique de la classe : culot, bornes, ampoule, pile plate, plot. Les élèves observent l’enseignante rédiger leurs propositions. Cette trace collective leur permet de découvrir la nécessité de choisir la formulation la plus adéquate pour comprendre ce que l’on a fait. L’écrit n’est plus le réceptacle de la parole sacrée, l’élève apprend à se l’approprier.

En science, ce type d’écrit permet de garder une trace des recherches. Cette trace-là, c’est celle qui dit par où on est passé pour comprendre.

Une tension devant l’erreur

Vient le deuxième temps de la séquence : une prise de recul sur l’action menée. En effet, si nous laissons l’élève uniquement dans l’action, il n’identifiera pas toujours ce qu’il a appris à partir de ce qu’il a fait. Nous devons l’amener à s’interroger sur l’objet de savoir. Et c’est maintenant que ça coince. Lorsque nous proposons à l’enseignante de demander aux élèves de réaliser un schéma légendé de l’expérience, elle a des craintes… Elle préfère proposer aux élèves le schéma final dans le cahier de traces ou sur le tableau. Elle pense que les schémas des élèves risquent d’être illisibles, parce qu’ils manquent de dextérité, qu’ils vont dessiner en tout petit, que ce sera illisible et pas toujours juste.

Et pourtant c’est cette une étape qui va nous révéler d’éventuelles incompréhensions, peut-être un manque d’appropriation du savoir… Si le schéma légendé est réalisé par l’enseignante et recopié par les élèves, comment celle-ci peut-elle s’assurer que chacun a compris qu’une borne de la pile doit toucher le plot et que l’autre borne doit toucher le culot même si les ampoules se sont allumées dans tous les groupes de travail ?

Quand il s’agit de communiquer par écrit le produit de cette action, les enseignantes quittent l’importance du tâtonnement. Il semble moins comme allant de soi que les élèves aient à réaliser plusieurs fois un schéma afin que celui-ci illustre au mieux les facteurs influençant le résultat.

Il est tentant de fournir trop hâtivement un schéma aux élèves sans passer par une élaboration, mais dans le travail de certains concepts, nous passons alors à côté d’une étape de l’appropriation de savoirs. De plus, cette élaboration est une compétence essentielle à travailler en sciences, les jeunes élèves éprouvent des difficultés à s’installer dans une représentation simplifiée. Ça s’apprend de ne pas tenir compte des détails et de se centrer sur l’essentiel, sur le message que le schéma veut traduire. La procédure pour légender aussi est un apprentissage, des conventions sont liées à celle-ci : les mots sont écrits au bout de traits horizontaux, qui ne se croisent pas. Ces traits doivent être tirés à la règle, terminés en pointe de flèche sur ce qu’ils légendent. Au sein de nombreuses démarches de recherche en sciences, l’élaboration de schémas est un incontournable et étaie efficacement la construction de la pensée des élèves.

«On ne va pas faire des sciences toute la semaine!»

Nos aspirations peinent parfois à trouver une place dans l’agenda des enseignantes. Elles nous ont averti : les trois heures de sciences par semaine grappillent malencontreusement les autres activités d’éveil : l’histoire, la géographie, les ateliers de savoir-parler, etc. Nous sommes face à ce fléau inévitable qu’est le manque de temps. Pourtant les mots école et loisir étant synonyme en grec, le temps skolaïque ou scolaire est calme, tranquille, voire lent parce qu’il est le temps de la maitrise du temps, un temps dans lequel l’action peut se dérouler à loisir… Se donner le temps au lieu d’être emportée par lui. Pour donner suite au schéma, un travail de synthèse écrit est proposé. L’enjeu est d’écrire la réponse au questionnement de départ : comment fonctionne la lampe de poche pour produire de la lumière? «L’ampoule s’allume, car : les pinces crocodiles touchent les bornes, le plot, et le culot. Cela forme un circuit électrique fermé.»

Vous vous en douterez, cette phrase trouvée dans le cahier de traces des élèves n’est pas tirée de leur plume, mais d’une retranscription de ce qui se trouvait sur le tableau noir. L’idéal aurait été de laisser l’élève écrire sa phrase. Cet écrit individuel, qu’il soit une trace intime exprimant les idées avant l’apprentissage, ou une trace exprimant le résultat d’une expérience vécue passe souvent à la trappe. Par manque de temps? Parce que les élèves n’en sont pas capables? Notre intuition nous fait nous sentir comme enfermées dans un rôle que l’on croit révélateur d’une situation illustrée chaque fois par les élèves quand ils nous accueillent : «Les madames sciences sont là!» Le découpage des apprentissages est bien ancré. Quand les deux heures consacrées aux sciences se sont écoulées, elles appartiennent déjà au passé. Cette phrase aurait pu être l’occasion de débusquer les confusions et incompréhensions concernant le savoir scientifique, mais aussi l’occasion d’une amélioration de l’écrit. Une occasion en or, car, pendant les séquences d’investigation scientifique, les enfants sont particulièrement enthousiastes. Dans la salle de classe, la motivation intrinsèque de l’élève est un protagoniste à part entière, car cette approche donne à l’élève un réel statut d’acteur. Mais tout comme l’apprentissage de l’écrit, faire des sciences dans une démarche socioconstructiviste prend du temps. C’est anticiper le matériel, organiser le recueil des traces dans le cahier de sciences, etc. Pourtant, nous le savons, l’éveil joue un rôle d’accrochage à la scolarité, comment lui donner plus de temps?

Une autre explication tiendrait peut-être d’une situation (universelle?) qu’est la communauté hétérogène que représente la classe. Car quand Bessim écrit du premier coup qu’il faut accrocher le métal au métal pour faire circuler le courant, car le métal est conducteur d’électricité, Anissa ne parvient pas à mettre à l’écrit ce qu’elle a compris en manipulant et qu’elle oralise parfaitement. Elle sait recopier ce que dicte l’enseignante, mais elle n’a pas encore fait le pas entre penser et dire, et écrire ce que je pense et ce que je dis. Comment l’accompagner dans cet apprentissage?

La forme scolaire nous a contraints à ne pas exploiter tout le potentiel qu’aurait pu avoir cette séquence pour l’apprentissage de l’écrit. Ce que nous savons, c’est qu’investiguer en sciences est l’occasion d’ébranler le rapport à l’écrit. On n’écrit pas pour répondre à la consigne, obtenir un «TB» ou pour recopier méticuleusement ce que dicte l’enseignante. On écrit pour rendre visible et perceptible ses conceptions de départ, ses hypothèses, pour garder des traces de ses observations, pour répondre au questionnement de départ. C’est dans ce sens que nous envisageons qu’un cahier de sciences se construit tout au long de la démarche, comme reflet de la recherche en cours. Les traces y seraient centrées sur le savoir en construction, se détachant de l’action pour elle-même (la trace qui dit ce que l’on a fait) pour viser un rôle de conceptualisation (la trace qui dit ce que l’on a construit comme idée), au service de l’apprentissage (la trace qui dit ce que l’on a appris). L’ensemble constituant un outil de métacognition (ces mêmes traces disent comment on a construit le savoir et comment on a appris).

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Une recherche «Sciences et langage» menée par l’asbl Hypothèse avec une dizaine d’enseignantes d’écoles de Bruxelles.