Lecture pas silencieuse…

Les cercles de lecture[1]S. TERWAGNE, S. VANHULLE et A. LAFONTAINE, Les Cercles de lecture, De Boeck, 2000., ce sont des groupes de discussion dont les membres ont un projet de lecture en commun : lecture d’un roman, d’un poème, d’un texte documentaire… Au cours de sa lecture, chaque membre du groupe note ses impressions et interprétations personnelles dans un carnet. Ces notes lui permettront de nourrir la discussion qui suit la lecture.

185004.pngLa discussion lors des cercles de lecture vise explicitement à affiner, vérifier et développer les interprétations et impressions de chacun. À l’issue de cette discussion et en fonction du projet, une mise en commun des résultats des lectures peut être réalisée entre différents groupes, qu’ils aient travaillé ou non sur les mêmes textes.

Lecture discutable

Si j’aime organiser des cercles de lecture, et cela peut aller de la maternelle à l’université, c’est d’abord parce qu’ils mettent en avant l’idée que la signification d’un texte, c’est quelque chose de discutable. Cela met bien en évidence le fait que chaque lecteur doit construire cette signification, qui n’est pas donnée toute cuite dans le texte lui-même, ni révélée par la sainte parole du maitre. Le dialogue entre les lecteurs permet aux apprentis lecteurs de comprendre que la lecture est un dialogue, que le lecteur doit être actif, y mettre du sien pour recueillir les fruits du texte. Si les apprentis lecteurs –de quelque âge qu’ils soient– aiment ce dispositif, c’est parce qu’il leur permet de discuter vraiment de ce qui les préoccupe, de ce qu’ils ont en tête. Il leur donne l’occasion de répondre à des questions du genre : quels sont les passages significatifs, surprenants ou prêtant à controverse, et pourquoi ? Quelles connexions puis-je faire pendant ma lecture avec des évènements de ma propre vie ou d’un autre texte ? Quels sont les sentiments que l’œuvre provoque en moi ? Comment est-ce que je visualise l’histoire ? Reconnaissons que les élèves ont rarement l’occasion de faire cela dans nos classes. De manière typique, les enseignants définissent encore trop souvent eux-mêmes les questions et problèmes à discuter et ne donnent pas beaucoup de temps aux élèves pour élaborer leurs réactions. Cela encourage la passivité et un esprit « c’est quoi la bonne réponse ? ». Tout le contraire d’une pensée authentique et critique.

En sollicitant d’entrée de jeu les compétences d’interprétation, les cercles de lecture rompent avec la progression que nous propose la pédagogie traditionnelle de la lecture, qui met d’abord l’accent sur le déchiffrage et la compréhension littérale comme préalable au développement des compétences interprétatives. Mais des études comme PISA nous montrent clairement que la faiblesse de nos élèves se situe précisément au niveau de ces dernières compétences.

Petite illustration

En fait, l’apprenti lecteur, aussi jeune et apprenti soit-il, ne peut pas se passer d’interprétation, surtout s’il veut jouir pleinement de sa lecture… car l’interprétation revêt presque toujours une dimension affective. Et sans cette dimension, comment peut-on espérer pouvoir développer l’amour de la lecture ?

Je me permets ici une petite illustration extraite d’un cercle de lecture mené en maternelle. Le mot « lecture » est pris ici dans son sens le plus riche : élaboration de significations à partir d’un texte écrit ou multimédia –que le texte soit ici « lu » (déchiffré) par l’institutrice ne change rien à l’affaire.

Dans Loulou de Solotareff, Loulou est un petit loup, sans expérience, recueilli par Tom, un lapin qui n’a pas froid aux yeux. Le cercle de lecture a été organisé en groupe-classe et les enfants sont conviés à élaborer ensemble le sens de l’histoire et à se poser des questions. Pour se souvenir des types de questions qu’ils peuvent se poser, des marionnettes viennent incarner les plus courantes : il y a notamment les marionnettes « Pourquoi ? » et « À-sa-place… ? ».

Prenons la lecture au moment où Tom va apprendre à pêcher à Loulou… On peut deviner sur l’illustration que divers lapins observent la scène en se dissimulant derrière les collines, mais le texte n’en parle pas.

— Maxime : Pourquoi les lapins, ils restent en haut ?

— Virginie : Parce qu’ils se cachent.

— Institutrice : Virginie t’a répondu parce qu’ils se…

— Stéphanie : Parce qu’ils ont peur.

— Colin : Oui, mais ils voient bien qu’ils sont amis, donc pourquoi eux, ils se cachent ?

— Institutrice (geste de perplexité) : Qu’est-ce qu’on pourrait aussi se poser comme question ?

— Xavier : À-sa-place, qu’aurais-tu fait ?

— Institutrice : Eh ben voilà ! À-sa-place…

— Xavier : À la place des lapins là-haut, qu’aurais-tu fait ?

— Maxime : Moi, j’aurais demandé au lapin s’il était son ami ou pas.

— Xavier : Il fait qu’ils ont peur et ils ne vont pas aller, les lapins, où il y a le loup.

— Institutrice (signe vers Ornella) : Oui, vas-y, je t’écoute.

— Ornella : À… ma (sic) place, j’aurais rentré chez moi tout de suite et fermé la porte à clé.

— Institutrice : Oui. Et toi, Mégane,qu’aurais-tu fait à leur place ?

— Mégane : Je serais devenue amie aussi.

— Institutrice : Et toi ?

— Fabian : Je sortirais de ma cachette.

— Lucas : Moi je dirais au loup « Est-ce que tu es gentil ? »

— Colin : Moi, à la place de faire comme Ornella, j’aurais demandé au lapin s’il était gentil et s’il pouvait devenir notre ami.

— Louise : Comme Lucas.

— Institutrice : Comme Lucas. Bien. Voilà beaucoup d’idées ![2]Extrait d’Apprendre à lire, jouer, raconter des histoires à l’école maternelle (de S. TERWAGNE et M. VANESSE, De Boeck, 2008).
Lors de cette séance, les enfants sont allés bien plus loin que la compréhension littérale de l’album, et c’est précisément dans leurs interprétations qu’ils ont trouvé le plus de plaisir et se sont engagés pleinement dans l’activité de lecture.

Comment commencer

Aussi séduisante que soit l’image d’une classe où quatre ou cinq groupes d’élèves discutent ensemble en toute harmonie et de manière engagée, il vaut mieux se dire avec réalisme qu’il s’agit là d’un idéal qu’on ne peut certainement pas atteindre dès l’organisation de son premier cercle.
D’abord, l’organisation de petits groupes de discussion autonomes n’est guère possible, selon moi, qu’avec des enfants âgés de plus de huit ou neuf ans. Mais, comme le montre l’illustration ci-dessus, la pratique de discussions au sein de groupes dirigés n’est pas peine perdue, pour peu que les questions de l’enseignant soient des questions ouvertes ou mieux, que les enfants apprennent déjà à poser leurs propres questions, étape indispensable vers une lecture interprétative autonome.

En fait, quel que soit l’âge des participants aux lectures et discussions, une phase d’initiation à l’interprétation est nécessaire, avec le soutien de l’enseignant qui démontrera notamment quels types de questions (ouvertes) permettent le développement des interprétations. Ainsi, au primaire, nos marionnettes feront place à un mémento ouvert et non contraignant « des choses dont on peut discuter » : à partir de la troisième année, il est en effet tout à fait possible de dégager avec les élèves eux-mêmes les sujets de discussion envisageables et de leur permettre de choisir ceux qui leur semblent les plus pertinents pour la lecture en cours. Ils pourront, par exemple, écrire puis discuter des actions et sentiments des personnages, des évènements de l’histoire, de ce qu’ils auraient fait à la place des personnages, des passages qui leur rappellent quelque chose qu’ils ont vécu ou qu’ils ont lu, etc. Une véritable initiation aux notions littéraires pourra être mise en place progressivement et même théorisée (surtout au secondaire) : dans un tel cadre, on n’apprend pas des notions comme la « caractérisation » ou « la structure du récit » pour elles-mêmes, mais parce qu’elles permettent de parler des œuvres (de les interpréter) de manière plus précise et satisfaisante.

Et c’est pourquoi, d’ailleurs, il est intéressant de prévoir une phase d’autoévaluation à l’issue d’un cercle de lecture. Sommes-nous allés plus loin dans la compréhension du texte ? Quelles notions, quels outils se sont montrés tout particulièrement utiles à notre meilleure compréhension ? De quel nouvel outil aurait-on besoin ? Ce type d’autoévaluation évite que les cercles de lecture tournent en simples discussions du café du commerce et permet de donner tout leur sens aux enseignements proprement didactiques qu’elle engendre.

La discussion en petit groupe demande elle-même une initiation spécifique et une attention à la dynamique sociale : discuter ensemble, c’est apprendre à s’écouter, à accepter le fait qu’il y a davantage d’idées dans plusieurs têtes que dans une seule. Mais pour cela, il faut se fixer tous ensemble des règles de discussion et veiller à leur respect. Ici aussi, on dressera avec les élèves un mémento évolutif qui sera rappelé avant toute séance et qui servira d’outil d’analyse lors de la phase d’autoévaluation.
Finalement, s’il y a une leçon à tirer des cercles de lecture, c’est que si la lecture est généralement un acte solitaire, elle s’apprend certainement mieux en se pratiquant à plusieurs !

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 S. TERWAGNE, S. VANHULLE et A. LAFONTAINE, Les Cercles de lecture, De Boeck, 2000.
2 Extrait d’Apprendre à lire, jouer, raconter des histoires à l’école maternelle (de S. TERWAGNE et M. VANESSE, De Boeck, 2008).