« Depuis plus de quarante ans, l’industrie pharmaceutique fabrique des maladies. » Dans un livre percutant[1] A. Aflalo, « Autisme : nouveaux spectres, nouveaux marchés », Éditions Navarin, Paris, 2012., Agnès Aflalo, analyste et psychiatre, révèle le lien inouï qui se découvre entre un manuel diagnostique et l’industrie pharmaceutique.
Ce manuel qui se veut la référence des troubles mentaux (DSM) est enseigné à tous les soignants qui relèvent d’une façon ou d’une autre de la santé mentale. L’auteur démontre comment un manuel diagnostique qui se dit scientifique s’est au cours de ses éditions successives transformé en un outil de markéting pointu. Elle donne de nombreux exemples où des catégories et des maladies sont créées, étendues ou remaniées à seule fin de vendre des médicaments.
Dans la dernière édition du DSM-V, l’extension des troubles mentaux retenus dans le manuel va si loin que près de la moitié de la population est considérée comme étant susceptible de s’y retrouver.
Ce manuel diagnostique constitue pourtant la référence à partir de laquelle les assurances mutualistes décident ou non le remboursement de soins ou de médication.
Alors qu’au départ, l’idée d’une nosographie étendue et exhaustive des maladies mentales est une nécessité dans le champ de la santé mentale, on découvre peu à peu les effets néfastes de ce manuel.
Un exemple est celui du trouble connu aujourd’hui sous le diagnostic de trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité. Il cible les enfants agités, ceux qui ont du mal à rester en place en classe, ceux qui n’arrivent pas à se concentrer, qui ont la bougeotte et qui n’arrivent pas à se poser. On les dit hyperactifs !
Les médecins généralistes, les pédopsychiatres ou les pédiatres reçoivent de plus en plus souvent des demandes de prescription pour un enfant TDAH. Ces demandes surgissent habituellement de l’école lorsque l’enfant n’est pas conforme ou docile aux règles de l’institution. L’école se plaint, le P.M.S. est alerté, les parents sont prévenus du comportement inadéquat de leur enfant. Il arrive que les parents de l’enfant soient surpris par le diagnostic donné à leur enfant par l’école via le P.M.S. La demande des parents, quand ils consultent le psy, disparait alors derrière l’exigence qui se fait entendre, celle de l’école.
Ainsi, le médecin fait partie – qu’il le veuille ou pas – du marché de l’hyperactivité. L’enfant devient un consommateur potentiel du marché des hyperactifs puisqu’il est demandé au médecin la prescription d’un médicament. J’ai failli écrire la prescription d’une pilule « miracle » car celle-ci est supposée devoir éradiquer le trouble en question. Cette pilule, connue sous le nom de Ritaline ou de Concerta, est appelée parfois, outre-Atlantique, la drogue de l’obéissance, car elle est utilisée pour améliorer le rendement des élèves et donc leurs résultats scolaires. Cette médication, baptisée aussi la Kiddy Coke, est inscrite sur la liste des stupéfiants. Ce médicament produit une stimulation chimique qui, paradoxalement, calme et rend attentifs quelques enfants. Mais fondamentalement, la Ritaline ne soigne rien. Elle permet à l’enfant de s’adapter à un système normalisant qui, lui, ne s’interroge pas sur la non-adaptation de l’enfant. Il est plus facile de changer le comportement d’un enfant que celui du milieu où il évolue.
Il se développe peu à peu un pseudosavoir médicopsychologique à partir de ce diagnostic de TDAH. La prescription de ce médicament vient occulter toute question propre à l’institution scolaire et à ses moyens d’action. Elle entraine aussi la disparition d’un effort d’écoute vis-à-vis du sujet, de sa parole et de ses difficultés. Elle met au premier plan un trouble relevant d’une nosographie et annule, par là, la dimension du symptôme qui relève, lui, de la singularité d’un sujet pris un par un. Ce qui est aboli, c’est le particulier de l’enfant. Ce qui est promu, c’est le discours normatif du social auquel le médecin, le psychologue, l’enseignant collabore quand il se précipite sur la solution médicamenteuse.
L’école se transforme trop souvent en un instrument de subordination de l’enfant au savoir du maitre. Elle participe ainsi à l’effacement de la subjectivité de l’enfant, à ce qui fait son problème, sa question. Quand elle accueille un enfant qui ne se soumet pas aux règles, qui se montre trop agité, qui n’est pas dans la norme voulue par l’établissement – norme toujours plus étroite, notons-le –, elle ne s’interroge plus sur la signification de telle parole ou de tel comportement. L’enfant n’est plus considéré comme un être singulier, comme un acteur d’une histoire, comme inscrit dans un milieu familial précis. Il devient objet à normer, à médicaliser, car il présente un défaut physique ou un dérèglement biologique qui donne une justification à une intervention médicale.
L’ouvrage d’Agnès Aflalo nous informe sur l’influence inouïe des laboratoires pharmaceutiques dans l’élaboration de chaque édition du DSM. Car, on le devine, les enjeux financiers sont immenses et la concurrence est sans pitié entre ces groupes pharmaceutiques internationaux. Agnès Aflalo dénonce aussi, dans ces groupes, une trop grande proximité, voire même une intrication entre les experts académiques et les patrons de ces grands laboratoires. Les professeurs d’université appelés comme experts sont parfois aussi ceux qui siègent dans les conseils d’administration de ces grandes sociétés pharmaceutiques.
Michel Foucault nous a alertés sur le glissement qui s’opère dans un monde où les figures d’autorité préfèrent pathologiser que punir. Ce qui est attendu d’un enfant, c’est qu’il ait un comportement posé, qu’il soit docile et obéissant, qu’il ne parle pas trop, qu’il ne bouge pas et que surtout, il ne sorte pas trop de la norme fixée par l’institution. Celle-ci se bureaucratise toujours davantage. S’appuyant sur ce pseudosavoir scientifique, elle se transforme parfois en véritable institution sanitaire.
Nous sommes pris insensiblement par le discours ambiant. Il y a le DSM qui se pose comme la référence de l’Organisation mondiale de la santé. Et pourtant le DSM manque cruellement d’études scientifiques à l’appui de ses conclusions. Il est mis en cause par de nombreux travaux scientifiques. Le directeur de la publication du DSM-III, qui s’est retiré de son poste, s’oppose aujourd’hui violemment à la dernière mouture du DSM-V.
L’école voile la responsabilité de ce qu’elle met en œuvre quand elle fait appel aux experts – toujours plus puissants – au nom de la scientificité, qui, on le découvre, n’est pas toujours scientifique…
De nombreux parents se retranchent derrière le savoir médical qui épingle leur enfant du TDAH. Ils se laissent aveugler par ce trouble qui ne relèverait, croient-ils, que d’une origine neurologique ou génétique ; ils effacent par là la position singulière et subjective que prend leur enfant dans la famille, dans son milieu de vie et à l’école.
Les PMS et les médecins devraient alerter les parents sur le type de solution proposée par le médicament. S’il est parfois utile de le prescrire, il n’empêche que sa prescription risque de faire obstacle à une parole subjective et de déclencher une solution qui fait l’impasse de la subjectivité de l’enfant.
Avant de prescrire, il y a lieu de rappeler aux parents que l’enfant se construit grâce à la rencontre du désir de l’Autre. Il y faut pour cela un Autre (enseignant, éducateur, animateur, médecin, psychologue) qui sache entendre et qui, par son écoute, sache aider l’enfant à trouver une réponse à ce qui fait ses questions et ses symptômes.
Notes de bas de page
↑1 | A. Aflalo, « Autisme : nouveaux spectres, nouveaux marchés », Éditions Navarin, Paris, 2012. |
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