Les conseils en pédagogie institutionnelle : essai de filiation idéologique

Lorsque TRACeS m’a demandé de réaliser un « éclairage historique de type comparatif sur la question du conseil et du pouvoir, du conseil et de la démocratie » en évoquant l’héritage d’Athènes dans nos pratiques, mon sang de didacticien historique n’a fait qu’un tour.

On s’en est bien foutu pendant 2500 ans des pratiques démocratiques athéniennes, pourquoi en serions-nous tout à coup les fils et les filles ? L’Assemblée constituante de 1831 frissonnerait d’horreur à l’idée de s’inspirer de l’Ekklesia[1]Assemblée de tous les citoyens d’Athènes qui vote les lois directement sans passer par des représentants. qui prône une assemblée législative directe et un rejet des experts du champ de décision[2]À part pour quelques fonctions cruciales comme stratège, les Athéniens refusent les experts et procèdent pour ce faire au tirage au sort. C’est en participant à l’Ekklesia … Continue reading . Pour le citoyen belge de 1831, seuls ceux qui ont à perdre quelque chose, seuls ceux qui ont été éduqués peuvent prétendre élire et décider sereinement des destinées de l’État. Charles Rogier, dans un discours au Parlement, rappelle, en 1848[3]1848 est l’année du « Printemps des Peuples », l’Europe est secouée par de multiples révolutions., qu’il est normal que le vote soit censitaire, car « celui qui possède craint les secousses politiques. Celui qui possède a pu consacrer quelques loisirs à la culture de son intelligence ». La jeune Belgique s’inspire plus du système démocratique anglais issu de la Grande Charte (1215), où le pouvoir monarchique[4]Au XIXe siècle, le roi d’Angleterre nomme les membres de la Chambre des Lords. Il peut dissoudre la Chambre des Communes et il choisit ses ministres au sein du parti qui a la majorité à la … Continue reading reste assez important, que du modèle antique. Notre système institutionnel garde une propension forte à faire appel à des « sages[5]Le Conseil des Sages, bien qu’il n’existe pas institutionnellement parlant est souvent un terme utilisé par les médias pour désigner des experts censés résoudre des problèmes … Continue reading » pour régler les problèmes épineux.
La Pédagogie institutionnelle puiserait-elle, elle, ses pratiques dans le modèle athénien ? Je fais l’hypothèse que l’univers culturel de Fernand Oury et de Célestin Freinet offrait des exemples plus proches, plus vivants de pratiques d’assemblées populaires que l’antique démocratie. Comment ne pas voir chez Célestin Freinet et Élise Lagier-Bruno, instituteurs communistes avant 1946, dans le Groupe français d’éducation nouvelle (GFEN), valorisant le modèle de société communiste dès 1932, ou dans l’environnement social qui a vu grandir Fernand Oury[6]Voir « Le creuset culturel, politique et associatif d’Hispano-Suiza », dans Raymond Bénévent, Claude Mouchet, L’école, le désir et la loi. Fernand Oury et la pédagogie … Continue reading, à la fois les pratiques et les rêves des assemblées populaires anarchistes, marxistes et trotskistes[7]On ne peut pas réduire les mouvements pédagogiques (Freinet et PI) à ces seuls protagonistes. Il serait nécessaire de compulser les sources de ces mouvements pour déterminer ce qu’ils … Continue reading ?
Cette hypothèse sent déjà plus le soufre que le modèle épuré antique. En tant qu’historien de mon temps, je dois bien reconnaitre que les connaissances concernant le fonctionnement des soviets et d’autres assemblées similaires me font défaut. J’ai donc dû entamer des recherches sur le sujet, mais les échéances ne m’ont pas permis d’aller jusqu’au bout d’une recherche sérieuse et je livre donc plus une hypothèse étayée qu’une thèse propre sur le sujet. Je dois également admettre que les travaux occidentaux sur le sujet restent empreints du contexte postguerre froide et qu’il faut constamment naviguer entre une histoire idéalisée et une histoire moralisante capitalisme versus communisme ; le communisme étant la preuve historique qu’une démocratie directe et égalitaire reste une utopie.

Les Soviets : des conseils d’ouvriers, de paysans et de soldats

Soviet veut dire conseil en russe. Et donc, il existe un Conseil impérial d’État (Gosoudarstvenny Soviet) à l’époque du tsar avant la révolution d’Octobre 1917. Pourtant, le mot va prendre dans la littérature un sens intimement lié à l’action ouvrière révolutionnaire du début du XXe siècle. L’historiographie fait remonter ces conseils d’ouvriers à la première révolution russe de 1905 quand, lors des grèves dans les grandes villes industrielles russes, les ouvriers se dotent de conseils de délégués pour discuter avec le patronat et les autorités des villes. Constitués par le bas dans un pays qui est resté hermétique au développement du syndicalisme, ces conseils restent une icône de la prise en main de la classe ouvrière sans intervention ni des élites intellectuelles ni des cadres politiques existants. Les penseurs révolutionnaires voyaient dans ces conseils une alternative à la démocratie parlementaire. Trotsky écrit dans son ouvrage 1905 : « Le soviet, c’est le pouvoir organisé de la masse même au-dessus de toutes ses fractions. C’est la véritable démocratie, non falsifiée, sans les deux chambres, sans bureaucratie professionnelle, qui conserve aux électeurs le droit de remplacer quand ils le veulent leurs députés[8]Ibidem. ».
Dans un pays qui ne compte dans sa population totale que 2 à 3 % d’ouvriers, ces assemblées représentatives reconnues par les ouvriers ne pouvaient se revendiquer du peuple tout entier.
C’est en 1917 que les cadres politiques tentent de constituer par le haut une structure représentative à grande échelle en formant des soviets d’ouvriers, de paysans et de soldats. Il semblerait que la volonté ait été réelle chez les bolchéviques de doter ces assemblées du peuple d’un réel pouvoir politique. L’histoire nous montre qu’il en a été autrement. Les causes de cet échec sont multiples : la crainte de voir le pouvoir récupéré au sein de ces conseils par des élites bourgeoises, la difficulté à s’autoorganiser des masses paysannes habituées à fonctionner dans un système semi-féodal, le rôle croissant des soldats dans ces soviets lié à l’état de guerre persistant, etc. Quoi qu’il en soit, les historiens ont montré que, dès les premières années de la Révolution de 1917, les soviets sont dessaisis de leur pouvoir.

Des comités d’usine, des comités de l’armée et des comités agraires

Une autre forme d’organisation populaire révolutionnaire se dessine à travers les comités qui s’emparent des usines, des terres et qui, dans l’armée et la flotte, s’opposent aux gradés. Ces comités, fonctionnant en démocratie directe, gèrent de manière autonome les tâches de production et de défense.
Les archives étatiques accessibles depuis 1991 ont permis aux historiens d’assez bien traiter les grandes institutions de l’URSS, mais les organisations de base restent un champ d’investigation encore peu étudié. Cependant, ces formes d’appropriation des outils de production et leur gestion par les classes populaires elles-mêmes se sont propagées dans l’entre-deux-guerres. Les mouvements conseillistes (ou communisme de conseils) comme celui-ci de Rosa Luxembourg en Allemagne (ligue de Spartakus 1919), prônent le pouvoir des conseils ouvriers, c’est-à-dire la gestion par ceux-ci des usines et la délégation de certains d’entre eux pour discuter avec les autorités.

Des principes pour cadre de liberté
La dimension travail : matérialisme versus otium

Les conseils coopératifs sont là pour organiser le travail. Cela les distingue de l’Agora d’Athènes où les sujets discutés n’avaient pas beaucoup d’influence sur la vie quotidienne des citoyens. Les questions relatives à la vie familiale, économique et professionnelle étaient régies par la pratique et la coutume. La sphère politique s’occupait de diplomatie, de la guerre et surtout de l’organisation des charges publiques[9]Ibidem..
En Grèce et à Rome, la philosophie et la politique sont pratiquées par les personnes qui peuvent s’adonner à l’otium, terme latin qui pourrait se traduire par loisirs intellectuels et qui est le contraire de negotium (qui a donné négoce) qui se préoccupe des affaires du quotidien.
Les comités d’ouvriers, de soldats et de paysans sont à l’inverse imprégnés par un pragmatisme. Les décisions prises sont liées à la production et à son organisation. En cela, les conseils de projet, les conseils coopératifs mis en place dès l’utilisation de l’imprimerie en sont directement inspirés.
Cette dimension matérialiste du travail est importante dans les pédagogies nouvelles. Elles ne sont pas pédocentrées dans le sens où elles cherchent à former le citoyen libre et émancipé. Freinet s’est toujours opposé à introduire une dimension ludique dans ses pratiques pédagogiques. Et après lui, la Pédagogie institutionnelle réaffirme : « Nous sommes ici pour travailler. »

La dimension tous capable (sortir de l’aliénation) : méfiance des élites et des experts

Dans l’Athènes antique, pour viser l’égalité entre les citoyens, le législateur s’est toujours préoccupé de réduire la différence entre « gouvernés » et « gouvernants ». La plupart des magistratures ne sont pas endossées par des experts. Elles ne requièrent aucune compétence pour permettre de réduire cette distance. Du point de vue du démocrate athénien, les systèmes représentatifs sont doublement « aristocratiques », inégalitaires : entre deux élections les citoyens ont beaucoup moins de pouvoir que leurs représentants qui ont seuls le droit de voter les lois, et les représentants sont élus parmi les candidats pour leurs mérites ou leurs compétences supposées. Le tirage au sort et le fait qu’on ne pourra occuper la fonction qu’une ou deux fois dans sa vie permettent à chaque citoyen d’être tout à tour gouverné et gouvernant. La logique athénienne se fonde sur le postulat qu’on apprend à être gouvernant en étant gouverné. Athènes refuse une formation à la citoyenneté, car cela risquerait d’augmenter les inégalités entre les citoyens[10]Ibidem..
Le socialisme révolutionnaire cherche également l’égalité politique entre les citoyens, mais il part d’un autre postulat. La classe ouvrière dominée économiquement et culturellement par le parlementarisme aux mains de la bourgeoisie nécessite qu’on déséquilibre les rapports de force en passant par une dictature du prolétariat, c’est-à-dire qu’on refuse la participation au pouvoir des élites bourgeoises afin de sortir les masses ouvrières de leur aliénation[11]Aliénation : dans la pensée marxiste, le terme évolue assez bien au fil du temps. Nous allons nous borner à définir l’aliénation comme une condition d’un individu qui ne possède ni … Continue reading. L’histoire de la révolution russe est assez exemplaire de cette recherche constante de ne pas transformer les soviets en « aile gauche de l’ordre bourgeois » Constante est l’attention portée à « qui prend le pouvoir ? », comment donner le pouvoir à chacun et pas seulement aux plus forts, aux plus intelligents, aux plus éloquents. La différence énorme qu’il y a entre la démocratie athénienne et le communisme conseilliste, c’est cette foi en la capacité des classes populaires de décider par elles-mêmes sans mécanisme de protection comme le tirage au sort.
Dès les années 1920, les pédagogies nouvelles fondent leurs pratiques sur cette notion centrale d’aliénation. La culture est étrangère aux élèves issus des milieux populaires à cause de la domination symbolique qu’exerce l’école en distillant la culture bourgeoise. En s’emparant des choses amenées par les enfants, en pratiquant le texte libre, les pédagogies nouvelles tentent de supprimer l’écart entre le langage parlé et le langage écrit. Les conseils sont un endroit privilégié et sécurisé pour libérer la parole, la faire sienne, parfois sur des sujets anodins comme faire du café le matin. Dans la pratique des conseils en pédagogie institutionnelle, il y a également une attention portée aux prises de pouvoir : « Tout le monde est sujet. Personne n’est objet. »

Rendre des comptes

Dans l’Athènes du Ve siècle, tout citoyen qui juge que la décision ou la gestion d’un magistrat est insatisfaisante peut déposer plainte devant les tribunaux, constitués de citoyens tirés au sort. De même, l’auteur d’une loi peut être assigné en justice par n’importe quel citoyen. Ce système de fonctionnement aura pour conséquence que seuls les plus riches, capables de payer les amendes décidées par le tribunal, oseront dans les faits déposer leur candidature pour le tirage au sort des magistratures.
Au sein des soviets et des conseils d’ouvriers, les représentants sont élus et doivent rendre des comptes à l’assemblée qui peut réclamer leur destitution.
En Pédagogie institutionnelle, c’est au Conseil qu’on prend une responsabilité. Elles ne sont pas électives. C’est aussi devant le Conseil qu’on rend compte de sa responsabilité.

En guise de conclusion : une praxis

Il est d’autant plus difficile de cerner l’héritage des mouvances anarchistes et du socialisme révolutionnaire que les formes que les conseils ont prises dépendent des groupes qui les ont formés et du contexte dans lesquels ils sont nés. De même, un Conseil en pédagogie institutionnelle ne ressemble pas à un autre conseil. On parle de « ministre » ou de « responsable », les institutions comme le « ça va/ça ne va pas » ont des noms et des règles différentes d’un conseil à l’autre. Ce qui explique cette diversité, c’est la force de l’instituant, c’est-à-dire tout ce que le groupe va construire comme institutions au fur et à mesure de son histoire. Ainsi, les procédures varient à l’infini dans le temps et dans l’espace. Restent une série de principes dont ceux évoqués plus haut comme cadre de ces variations.

Bibliographie

  • Vincent de Coorebyter, La Citoyenneté, Dossier du Crisp 56, Bruxelles, 2002.
  • Laurent Ripart, Tout le pouvoir aux soviet ?, 16/09/2017, (blog Mediapart), https://blogs.mediapart.fr/laurent-ripart/blog/160917/tout-le-pouvoir-aux-soviets
  • Antoine Janvier, Matérialisme et révolution chez Célestin Freinet, dans Cahiers du GRM, t. 14, 2019, https://journals.openedition.org/grm/1537
  • Laurent Gutierrez, « Les premières années du Groupe français d’éducation nouvelle (1921-1940) », Recherches & éducations [En ligne], 4 | mars 2011, mis en ligne le 15 novembre 2012, consulté le 26 octobre 2019. URL : http://journals.openedition.org/rechercheseducations/778
  • Marc Ferro, Des soviets au communisme bureaucratique. Les mécanismes d’une subversion, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2017.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Assemblée de tous les citoyens d’Athènes qui vote les lois directement sans passer par des représentants.
2 À part pour quelques fonctions cruciales comme stratège, les Athéniens refusent les experts et procèdent pour ce faire au tirage au sort. C’est en participant à l’Ekklesia qu’on devient citoyen.
3 1848 est l’année du « Printemps des Peuples », l’Europe est secouée par de multiples révolutions.
4 Au XIXe siècle, le roi d’Angleterre nomme les membres de la Chambre des Lords. Il peut dissoudre la Chambre des Communes et il choisit ses ministres au sein du parti qui a la majorité à la Chambre des Communes.
5 Le Conseil des Sages, bien qu’il n’existe pas institutionnellement parlant est souvent un terme utilisé par les médias pour désigner des experts censés résoudre des problèmes politiques graves : trois sages pour faire le ménage chez Nethys, un Conseil des Sages pour se pencher sur la question de l’islam en Belgique, un Conseil des Sages pour régler le problème communautaire de Bruxelles-Halle-Vilvorde.
6 Voir « Le creuset culturel, politique et associatif d’Hispano-Suiza », dans Raymond Bénévent, Claude Mouchet, L’école, le désir et la loi. Fernand Oury et la pédagogie institutionnelle, Nimes , Champ social, 2014, pp. 31-36.
7 On ne peut pas réduire les mouvements pédagogiques (Freinet et PI) à ces seuls protagonistes. Il serait nécessaire de compulser les sources de ces mouvements pour déterminer ce qu’ils savaient vraiment des organisations existantes en Russie et quelle est la part d’emprunt à cette mouvance.
8, 9, 10 Ibidem.
11 Aliénation : dans la pensée marxiste, le terme évolue assez bien au fil du temps. Nous allons nous borner à définir l’aliénation comme une condition d’un individu qui ne possède ni son outil ni sa production. Le travail réduit à une simple marchandise ne laisse à l’homme aucun loisir, le laissant dans un abrutissement intellectuel. Il devient étranger à lui-même. Sa vie ne lui appartient plus.