Les jeunes biznessmans

On dit souvent que certains jeunes ne s’intègrent pas à l’école parce leur milieu de vie les pousse à la délinquance. La réalité sociale peut être lue autrement : c’est aussi parce que l’école n’offre ni intégration ni perspective d’avenir à ces jeunes qu’ils vont chercher ailleurs un lien social qui les construise.

Dans certains quartiers, le cumul des difficultés – ségrégation, chômage, précarité, sentiment d’exclusion – structure et façonne le vivre ensemble. La situation des jeunes de ces quartiers populaires est particulièrement marquée par ce que certains appellent la désaffiliation (CASTEL, 1995), le délitement des attaches sociales et institutionnelles traditionnelles. Alors que les formes de lien social sont fragilisées, les individus se réinventent du collectif et des formes de vivre ensemble.

La cité dans laquelle nous avons mené l’enquête sur laquelle se base cet article[1]Cet article se base sur ma recherche (en tant que doctorante en sociologie, aspirante F.R.S-FNRS) dans deux quartiers socioéconomiquement précaires, belge et parisien, où il s’agit … Continue reading est largement composée par une population immigrée touchée par la précarité. Le rapport aux institutions (école, police, État…) y est souvent problématique. Alors que le sentiment général est plutôt celui de l’exclusion et de la stigmatisation, le quartier, comme espace urbain et social, peut aussi être considéré comme un lieu où se construisent tant les individualités que les groupes. En effet, dans des sociétés marquées par la crise économique et l’affaiblissement des formes traditionnelles d’identification (famille, religion, emploi), l’espace résidentiel peut devenir un support essentiel d’identification et d’ancrage des trajectoires de vie.

Dans cet article, je prendrai le cas des jeunes biznessmans pour illustrer la manière dont, derrière l’argument de l’argent facile, les jeunes s’aménagent des appartenances collectives, à travers la recherche de protection et de reconnaissance.

Enquête au cœur d’une cité HLM

La Cité des 4000 se situe à La Courneuve, dans le département de la Seine-Saint-Denis. Malgré une politique de rénovation urbaine (ou plutôt de démolition), les derniers grands ensembles accrochent tous les regards et continuent à structurer la définition de l’espace.

Sans vouloir tomber dans un misérabilisme trop facile face à ces « cités », il faut admettre que les façades de ces grandes barres d’immeubles sont fortement abimées et reflètent une construction faite dans l’urgence. Les cages d’escaliers, les ascenseurs, les couloirs sont dégradés. Les fils électriques sortent des murs, les ascenseurs ne fonctionnent que par intermittence et certains habitants se plaignent même de fissures dans les murs qui laissent entrer le froid.

La Cité des 4000 est composée d’une population qu’on peut qualifier de précaire, tant le chômage et la pauvreté y sont élevés. La majorité des jeunes rencontrés vivent avec un nombre important de frères et sœurs (plus que cinq) et une partie d’entre eux vivent dans des fraternités polygames. La cité des 4000 est classée en Zone urbaine sensible. Elle a connu de nombreux « faits divers » qui l’ont placée au centre de l’actualité. En juin 2005 notamment, Nicolas SARKOZY, ministre de l’Intérieur à l’époque, fait sa venue dans la cité à la suite du meurtre d’un enfant de 11 ans, victime d’une « balle perdue » lors d’un règlement de compte entre deux familles. Le ministre promet alors de « nettoyer au Karcher » la cité. Quelques mois plus tard, la
Cité des 4000 n’échappera pas aux émeutes.

Le territoire de la cité est marqué par le bizness et les logiques d’économie souterraine qui en découlent. Les habitants sont en contact quotidien avec cette activité, qu’il s’agisse d’y prendre part, de s’en distancier ou simplement de devoir la côtoyer. Les postes de bizness sont repérables au pied des immeubles, dans les cages d’escaliers. La présence des jeunes sur leurs postes est quotidienne, on peut y acheter 24h/24 diverses drogues, mais aussi y trouver des « plans » pour une voiture, des vêtements de marque ou encore un portable.

Le cas des jeunes biznessmans est particulièrement intéressant puisque d’un point de vue sociétal, légal, ils participent à la « désocialisation », au délitement du lien social (par les formes de violence/délinquance qu’entraine leur activité). Or, ces bandes de jeunes orientées sur les activités « parallèles » donnent aussi à voir des formes de compensation des liens sociaux. En effet, la socialisation par le groupe de pairs, à travers la participation au bizness, peut être mobilisée pour garantir aux jeunes des ressources identitaires (reconnaissance, « avoir une place », solidarité…) et d’actions (combines, associations « anti-écoles »…). En fait, les dérives, les déviances, tout ce qui constitue de la « désocialisation » aux yeux de la norme sociale et étatique, sont aussi une manière de se positionner, de s’assurer reconnaissance et protection.

Délitement et recomposition du lien social

Serge PAUGAM (2008) a décrit quatre types de liens sociaux, chacun remplissant des fonctions de reconnaissance et de protection pour l’individu. Le premier est le lien de filiation, renvoyant à la famille ; le second, celui du lien de participation élective, fait référence aux attachements extra-familiaux ; le lien de participation organique renvoie à l’affiliation par le travail (passant par la formation et l’École) ; enfin, le lien de citoyenneté fait référence à l’appartenance à un État.

Dans le quartier, le rapport des jeunes biznessmans au marché du travail (le lien de participation organique) tout comme l’appartenance à l’État (le lien de citoyenneté) sont compliqués, et même souvent en tension.

Dans la cité parisienne, le taux de chômage est élevé et les familles connaissent régulièrement des périodes d’absence d’emploi. Entre emplois précaires (intérims, contrats à durée déterminée,…), débrouille (travail au noir,…) et chômage, les univers familiaux se voient souvent bouleversés. Émile DURKHEIM, père fondateur de la sociologie[2]Émile DURKHEIM (1858-1917) est un des fondateurs de la sociologie française. Ses écrits restent des fondamentaux, notamment dans les recherches qui interrogent le concept d’intégration., insistait déjà sur l’idée que, dans les sociétés modernes, l’enjeu pour les individus est de trouver leur utilité au sein du fonctionnement social. Aujourd’hui encore, pour l’homme privé d’emploi, les conséquences peuvent être lourdes, notamment en termes de sentiment de nullité et d’inutilité sociale.

Sarah a 38 ans, elle a fait un BTS (Brevet de Technicien Supérieur) en sanitaire et social. Depuis sa sortie de l’école, elle alterne les contrats à durée déterminée et les intérims avec des périodes de chômage. Lorsqu’elle travaille, elle touche au maximum le revenu du SMIC. Une vie plutôt imprévisible donc, en termes d’emploi et de revenus. « Et depuis mon parcours scolaire, j’ai commencé à travailler, je travaille… et voilà quoi ! Et les problèmes quotidiens comme tout le monde : les impayées, les impôts, la vie sociale… Je vais pas dire que je suis malheureuse parce que y’a pire que moi, mais y’a des trous… des énormes trous ». Les conséquences psychologiques sont là : « Malgré qu’on travaille, on galère. […] Ça me stresse, ça me rend malade. »

Le rapport à l’État est lui aussi mis en question dans ces quartiers. Pour une large part des jeunes de la rue, ce lien semble déconnecté de la vie quotidienne. Or, selon la définition de PAUGAM, le lien de citoyenneté est censé structurer la vie sociale. Pour les jeunes, le premier rapport à l’institution étatique se fait par l’École, à travers l’idée d’intégration. Cette fonction est inévitablement mise à mal dans le cas des écoles des quartiers « sensibles », marquées par la relégation. En effet, il n’est plus sûr que l’école joue encore ce rôle dans ces établissements, en tout cas du point de vue des imaginaires sociaux des jeunes. Comment réussir, au fil des années, à maintenir à l’école certains élèves qui vont avoir des diplômes dont on sait que l’utilité est décroissante et la valeur symbolique faible[3]François DUBET, Une société inégalitaire, Colloque Penser la « crise des banlieues » : que peuvent les sciences sociales ?, EHESS, Paris, 23 au 28/01/2006. ? Cette situation interroge le rôle de l’école en tant que vecteur d’intégration et support du lien de citoyenneté.

Pairs, confiance, solidarités

La relation au groupe de pairs apparait alors comme une dimension importante pour tenter de saisir les parcours des jeunes, notamment dans leur entrée en bizness. Cette socialisation s’opère parfois même au sein de l’école, dès le plus jeune âge, où elle rentre souvent en tension avec les normes scolaires. La majorité des jeunes biznessmans, ou ceux qui naviguent entre petits boulots et bizness, ont commencé à décrocher de l’école en 3e[4]S’ils décrochent de l’école en 3e, le parcours de décrochage s’opère, pour la plupart, déjà en primaire où certains cumulent les difficultés scolaires.. Peinant à obtenir leur brevet (examen national en France en fin de 3e), ils sont souvent réorientés vers des filières professionnelles. Gardant en tête l’image de leurs parents au chômage ou qui oscillent entre boulots d’intérims, l’envie d’accéder à l’argent « facile » les incline à se détacher de leur scolarité.
Mon parcours scolaire s’est déroulé… comme presque tous les jeunes d’ici ! Maternelles, primaires, ça s’est bien passé. Après, le collège, on rencontre des nouvelles gens, des nouvelles personnes, j’veux dire. Les gens, comment dire, ils t’engrènent, on est influencé, après voilà, ça commence à partir à gauche et à droite… Après, au lycée, on est complètement foutu comme on dit. Après voilà, on arrête à partir du lycée !
Et qu’est-ce qui a fait que tu arrêtes en terminale alors qu’il ne te restait plus qu’un an ?
Ben, j’sais pas, parce qu’en fait, en fait, quand on est en 3e, on est mal orienté en fait. Et moi j’ai été orienté vers un truc que je voulais pas faire. […] C’était la mécanique. J’voulais pas faire ça. On m’a mis là-bas… Soit on me mettait là-bas, soit j’retournais en 3e. Et moi, avec l’âge que j’avais, j’voulais pas retourner en 3e. J’préférais aller… Et j’sais pas, p’t’être que, après, ça allait m’plaire au final. Mais ça m’a pas plus. […] Moi, j’baissais les bras, j’sais pas, j’pensais que l’école, c’était pas fait pour moi, voilà. Après, j’sais pas, à un certain moment, à un certain âge, y’a des mecs, y’a des jeunes, ils veulent avoir de l’argent ! Et on peut pas, on va pas demander de l’argent à nos parents qui galèrent pour travailler. Donc on préfère aller directement travailler ou faire d’autres trucs ailleurs. […] Parce que mon père, il dit des fois qu’il faut avoir des diplômes et tout. Mais bon, à certains moments, on peut avoir des diplômes, mais pas de travail aussi ! Voilà ! (Youssef, 18 ans)

Le lien de participation élective (l’attachement au groupe de pairs) semble alors agir comme une compensation face à la faiblesse des autres types de liens sociaux. Bien sûr, ce lien est présent dans tous les milieux sociaux, à tous les âges et dans toutes les villes. Mais dans ces quartiers, il prend une forme particulière. Tout se passe comme si l’absence de croyance dans le système scolaire et dans la perspective de débouchés, ainsi que le manque de confiance en l’État, renforçaient les conduites d’évitement des institutions et entrainaient un surinvestissement de l’attachement au groupe de pairs.
Au sein des quartiers populaires, la socialisation au sein de la « bande » apparait alors comme particulièrement signifiante, car elle assure des garanties de solidarité qui tentent de combler certaines difficultés de vie et d’avenir. Au sein du groupe, le jeune va se sentir revalorisé, retrouver une confiance en lui et un sentiment de solidarité et d’appartenance à un groupe de « pairs », qui connait les mêmes difficultés scolaires, familiales et les mêmes doutes quant à l’avenir. Le jeune peut y « faire sa place » (qu’il a l’impression d’avoir perdue dans l’école ou dans la société), même lorsque les activités de ce groupe sont illégales.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Cet article se base sur ma recherche (en tant que doctorante en sociologie, aspirante F.R.S-FNRS) dans deux quartiers socioéconomiquement précaires, belge et parisien, où il s’agit d’étudier le phénomène de l’économie souterraine en interrogeant à la fois son contexte urbain et les carrières individuelles qui s’y développent.
2 Émile DURKHEIM (1858-1917) est un des fondateurs de la sociologie française. Ses écrits restent des fondamentaux, notamment dans les recherches qui interrogent le concept d’intégration.
3 François DUBET, Une société inégalitaire, Colloque Penser la « crise des banlieues » : que peuvent les sciences sociales ?, EHESS, Paris, 23 au 28/01/2006.
4 S’ils décrochent de l’école en 3e, le parcours de décrochage s’opère, pour la plupart, déjà en primaire où certains cumulent les difficultés scolaires.