Les métamorphoses de l’École de classe : l’exemple français

Dans cette contribution, on voudrait défendre l’idée que les systèmes d’enseignement propres aux sociétés capitalistes ne peuvent être compris sans faire le lien entre, d’une part, l’organisation et le fonctionnement de ces systèmes, et, d’autre part, la structure de classe de ces sociétés et les inégalités multiples qui en dérivent.

Et plutôt que de pointer l’émergence ou le déclin d’une École de classe, on voudrait évoquer ici ses métamorphoses. Pour ce faire, on s’appuiera sur une étude – à la fois statistique et ethnographique – portant sur l’enseignement professionnel, c’est-à-dire sur les filières professionnelles de l’enseignement secondaire en France [1]La domination scolaire. Sociologie de l’enseignement professionnel et de son public, Paris, PUF, 2012, à paraître. . Celles-ci accueillent des jeunes, généralement âgés de 15 à 20 ans, après leur passage dans le collège dit « unique », et les préparent, pour la plupart d’entre eux, à des emplois d’ouvriers et d’employés.

L’intérêt d’étudier ce segment de l’institution scolaire française tient dans le fait que les contradictions entre ses principes méritocratiques et les effets de son fonctionnement reproducteur s’y manifestent de la manière la plus frappante. L’enseignement professionnel apparait alors comme un des « moyens » que trouve le système d’enseignement pour accomplir sa fonction, plus ou moins dissimulée, de hiérarchisation des individus et de division des groupes sociaux. Il ne suffit donc pas de noter, comme on le fait généralement en liminaire de toute étude sur l’enseignement professionnel, l’origine massivement populaire de son public pour se trouver débarrassé de la question des fonctions sociales qu’assume cet ordre d’enseignement. Si l’on veut prendre toute la mesure des rapports qu’il entretient avec la structure de classe, il importe de décrire les modalités selon lesquelles il contribue à la reproduction de cet ordre.

Plus précisément, cela implique de ne pas faire de l’enseignement professionnel un « empire dans un empire » et d’interroger systématiquement les carrières des élèves qui composent son public au sein du système d’enseignement, à l’école maternelle et primaire (3 à 11 ans environ), mais particulièrement au collège (11 à 15 ans), en mettant l’accent sur l’activité scolaire d’élimination et de relégation. En France, l’orientation en fin de 3e (dernière classe du collège) demeure le premier et principal palier d’orientation où se séparent les itinéraires des individus appelés à occuper des rôles subalternes dans le système productif et des autres, futurs dirigeants et intermédiaires : les premiers, environ 40 % des élèves au début des années 2000, fréquenteront l’enseignement professionnel et ne parviendront pas à accéder à l’enseignement supérieur ; les seconds, un peu plus de 50 % de la cohorte, fréquenteront l’enseignement général et technologique, et pour la grande majorité (plus de 9 sur 10) accèderont plus tard à l’enseignement supérieur.

L’institution scolaire tend en effet à (re) produire et à légitimer des frontières étanches et durables. En effet, dix ans après leur sortie du système éducatif en 1998 , plus de deux tiers des jeunes sortis en 1998[2]On se fonde ici sur l’exploitation secondaire de l’enquête « Génération 1998 à dix ans » réalisée par le Céreq, qui permet de suivre pendant dix ans les trajectoires … Continue readingdu système de formation après un cursus, diplômant ou non, dans l’enseignement professionnel étaient ouvriers ou employés, et 14,8 % se trouvaient privés d’emploi. Plus crucial sans doute, seulement 1,3 % étaient classés dans la catégorie « cadres et professions intellectuelles supérieures » et 11,4 % faisaient partie des « professions intermédiaires ». À l’opposé, parmi l’ensemble des diplômés de l’enseignement supérieur, 23,4 % étaient ouvriers ou employés, 6,5 % n’occupaient aucun emploi, 27 % étaient classés comme « cadres et professions intellectuelles supérieures » et 40 % comme « professions intermédiaires ». La proportion d’ouvriers variait ainsi de 40,5 % chez les sortants de l’enseignement professionnel à seulement 5,5 % parmi les sortants de l’enseignement supérieur.

Cette reproduction scolaire ne s’opère pas de manière mécanique ou autoritaire, en contraignant un ensemble d’individus à accepter des décisions d’orientation auxquelles ils ne consentiraient nullement. Une telle absence de consentement ne manquerait pas d’engendrer une révolte permanente qui finirait par menacer le système d’enseignement dans son ensemble. Mais pourquoi les jeunes, massivement d’origine populaire, qui sont relégués vers l’enseignement professionnel, consentent-ils à cette orientation qui semble aller contre leurs intérêts ? Deux raisons peuvent à notre sens être invoquées :
– Tout d’abord, ces décisions sont précédées par une série de verdicts et de procédures qui, dès l’école primaire ou au collège, vont préparer les élèves à accepter comme évident leur sort scolaire, en faisant dériver d’une incapacité prétendument « naturelle » leur orientation vers les filières les moins nobles (selon les critères scolaires) et les moins payantes (selon ceux du marché du travail). Pour ne prendre qu’un exemple, celui du redoublement, les jeunes d’origine populaire ont non seulement plus de chances d’en être l’objet (y compris à niveau similaire d’acquisition), mais, quand ils redoublent, les effets négatifs sur l’orientation future sont sensiblement plus marqués[3]Pour une étude systématique de ce type de mécanismes, voir « Le collège divise. Trajectoires scolaires, appartenance de classe et enseignement professionnel », Sociologie, 2012, 1, à paraître. . Ainsi, parmi les élèves entrés en 6e en 1995 et qui ont redoublé au collège, 60 % des jeunes issus de milieux favorisés parviennent en 2de générale ; c’est le cas de seulement 26,1 % des élèves issus de milieux populaires[4]On se fonde ici sur l’exploitation secondaire d’une enquête du département statistique du Ministère de l’Education nationale, qui permet de suivre les parcours scolaires de jeunes entrant au … Continue reading .
– Plus largement, les choix d’orientation en fin de collège sont eux-mêmes structurés par des logiques de classe. Ainsi, à niveau scolaire équivalent, les jeunes d’origine populaire entrés en 6e en 1995 avaient environ 8 fois plus de chances de demander une orientation vers l’enseignement professionnel que les jeunes d’origine favorisée. Les aspirations scolaires varient en effet d’une classe sociale à une autre, mais peut-être surtout la capacité à résister à des verdicts scolaires négatifs. C’est cette capacité inégale de résistance qui explique qu’un redoublement, là où il sera conçu dans les milieux favorisés comme une possibilité de rattrapage, engendrera au contraire un sentiment de découragement très profond dans les classes populaires. L’école s’appuie ainsi sur les dispositions et les « choix » apparemment libres des individus pour opérer, en toute invisibilité, la relégation des enfants d’origine populaire [5]Sur ce point, voir « Enseignement professionnel et classes populaires. Comment s’orientent les jeunes “orientés” », Revue française de pédagogie, 2011, n°175, p. 59-72. .

Ainsi s’engendrent des destins scolaires et sociaux profondément inégalitaires, de manière d’autant moins visible qu’avec les politiques de massification scolaire le processus de production de ces inégalités se trouve de plus en plus étalé dans le temps et masquée derrière l’apparente neutralité et l’évidence spontanée des jugements scolaires. Or, comme on l’a vu, rien n’est moins neutre socialement qu’un redoublement et les vœux d’orientation n’apparaissent comme évidents que du fait de l’influence méconnue des rapports de classe sur les catégories de perception et d’appréciation (des jeunes comme de leurs parents et des enseignants).

Les frontières que l’École établit et légitime sont des frontières à la fois matérielles et symboliques, inscrites tant dans l’organisation des filières que dans la structure des établissements de formation, aussi bien dans les cerveaux que dans les corps. Fonctionnant de manière incorporée sous la forme de « principes de vision et de division du monde » (Durkheim), elles tendent à structurer le rapport que les jeunes entretiennent avec les enseignants et le savoir, mais aussi avec le travail et l’avenir. Mais si ces frontières ont une telle emprise sur les représentations des jeunes et de l’ensemble des acteurs éducatifs, c’est qu’elles reproduisent des frontières de classe qui trouvent leur principe dans l’organisation de la société elle-même (ne serait-ce que les divisions dans le monde du travail, la ségrégation dans l’habitat, ou l’exclusion dans la sphère culturelle).

En ce sens, la réflexion pédagogique sur les conditions d’une éducation émancipatrice ne peut se passer d’une étude systématique des effets des hiérarchies de classe sur l’institution scolaire. Mais, de même, la sociologie de l’éducation se doit de prendre en considération les effets produits par l’institution scolaire sur la production, mais peut-être surtout sur la légitimation, des inégalités de classe.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 La domination scolaire. Sociologie de l’enseignement professionnel et de son public, Paris, PUF, 2012, à paraître.
2 On se fonde ici sur l’exploitation secondaire de l’enquête « Génération 1998 à dix ans » réalisée par le Céreq, qui permet de suivre pendant dix ans les trajectoires socioprofessionnelles de jeunes sortant une même année du système de formation.
3 Pour une étude systématique de ce type de mécanismes, voir « Le collège divise. Trajectoires scolaires, appartenance de classe et enseignement professionnel », Sociologie, 2012, 1, à paraître.
4 On se fonde ici sur l’exploitation secondaire d’une enquête du département statistique du Ministère de l’Education nationale, qui permet de suivre les parcours scolaires de jeunes entrant au collège une même année, ici 1995.
5 Sur ce point, voir « Enseignement professionnel et classes populaires. Comment s’orientent les jeunes “orientés” », Revue française de pédagogie, 2011, n°175, p. 59-72.