Jusqu’à la fin des années 1980, les notions de « classes » ou de « milieux populaires » sont beaucoup moins courantes que celles de « classe ouvrière » ou de « milieu ouvrier ». En passant de la « classe ouvrière » aux « classes populaires », la sociologie a fait plus que substituer une appellation à une autre[1]
Y. Siblot, M. Cartier, I. Coutant, O. Masclet, N. Renahy, « Sociologie des classes populaires contemporaines », Armand Colin, 2015…
D’une part, en saisissant non seulement des individus au travail, mais aussi des groupes familiaux ou locaux composés d’hommes et de femmes, dans diverses dimensions de leur existence, elle a enrichi la connaissance empirique des univers dominés, en soulignant l’hétérogénéité interne et les traits culturels qui leur sont propres.
D’autre part, en passant d’une sociologie de la « classe ouvrière » à une sociologie inscrivant les mondes ouvriers au sein de mondes populaires plus vastes, elle a permis de rendre compte des transformations du travail depuis les années 1980, à la fois la réduction de l’emploi industriel et l’essor d’un salariat d’exécution des services et du tertiaire, et des proximités entre travailleurs du bas de l’échelle.
Parler de « milieux » ou de « classes populaires », c’est aujourd’hui mettre en évidence l’existence d’une condition économique partagée par un large ensemble d’individus et de ménages, une condition que l’on dira laborieuse plutôt qu’ouvrière : cette condition caractérise aussi bien les ouvriers qu’une large partie des employés, en emploi ou au chômage, ainsi que certains petits indépendants et de nombreux « inactifs », notamment des ouvriers et employés retraités, qui tous tirent principalement leurs ressources de leur travail présent ou passé.
Le cœur de cet ensemble est composé de salariés qui, femmes ou hommes, effectuent des tâches qui, quoiqu’inégalement qualifiées et rémunérées, exposent à la subordination, à des exigences de productivité croissante, à de fortes contraintes en termes d’horaires et donc d’organisation de la vie quotidienne. La faiblesse des salaires ouvriers et employés et l’absence de perspective de promotion professionnelle interne restent aussi des constantes.
Ces diverses caractéristiques affectent de multiples dimensions de la vie sociale : le logement, la santé, les pratiques de consommation et de loisirs, la dépendance à l’égard des institutions publiques…
Différents indicateurs, depuis l’espérance de vie jusqu’aux taux de départs en vacances, démontrent la permanence voire l’aggravation des inégalités sociales que subissent les ouvriers et les employés par comparaison avec les classes moyennes et supérieures.
Pour autant, cette condition laborieuse n’engendre pas nécessairement l’existence d’« un » milieu populaire au sens d’univers de vie homogène, caractérisé par des pratiques, des valeurs et des significations partagées, forgées dans la séparation et l’autonomie culturelles par rapport aux classes moyennes et supérieures.
Tout d’abord une grande diversité de situations se fait jour : entre ouvriers et employés, entre hommes et femmes, entre non qualifiés et qualifiés, entre stables et précaires, immigrés et non-immigrés, urbains et périurbains ou ruraux. En moyenne, ouvriers et employés se différencient toujours par leurs niveaux de diplôme, ou encore par leurs modes de vie. Les premiers étant, par exemple, plus ruraux ou périurbains et plus souvent propriétaires d’une maison individuelle, quand les seconds sont plus urbains et plus souvent locataires d’un appartement.
Au sein de chacune de ces catégories, qualifiés et non-qualifiés ont des revenus et des perspectives de mobilité sociale inégales. Enfin, au sein de tous ces groupes, immigrés et enfants d’immigrés sont confrontés à diverses formes de discriminations qui leur sont spécifiques. Ces clivages se superposent en partie : celui qui sépare ouvriers et employés recouvre en effet largement celui entre hommes et femmes, et cela s’observe nettement en ce qui concerne le corps et la santé, ou le rapport à l’école.
Par exemple, les employées lisent plus que les ouvriers, sont plus « investies » au quotidien dans le suivi des scolarités, sont plus attentives aux normes en matière d’alimentation et de poids. Dans le même temps, si les femmes sont en moyenne plus diplômées que les hommes, elles sont également, en tant qu’employées, plus exposées au travail à temps partiel subi et elles ont de plus faibles ressources et moins de possibilités de promotion professionnelle.
Nombre de traits de la « culture populaire » mis en exergue par les travaux des années 1950 à 1980, tels le familialisme, la valorisation de l’entre-soi local et la distance à l’école, ne structurent plus aujourd’hui les modes de vie des salariés subalternes. L’impératif de la quête du diplôme, largement intériorisé, a transformé le rapport à l’école des familles ouvrières et employées.
Les recompositions des quartiers et territoires ouvriers font qu’aujourd’hui les classes populaires cohabitent plus souvent avec les couches moyennes. L’amélioration des conditions matérielles de logement, la généralisation de l’activité salariée des femmes tout comme la meilleure réussite scolaire des filles (par rapport aux garçons) ont, par ailleurs, contribué à remettre en cause, tout au moins partiellement, la division sexuelle du travail et de la vie domestique.
L’observation des usages du temps hors travail montre également la pénétration, dans les milieux populaires, de consommations typiques des classes moyennes ou, tout du moins, de l’aspiration à de telles consommations. Parallèlement, les formes d’occupation du temps libre par lesquelles les sociologues ont souvent décrit la « culture ouvrière » — bricolage, jardin potager, travail à côté — sont en recul, davantage pratiquées par des retraités que par des actifs.
Mais les modes de vie populaires ne sont pas pour autant assimilables à ceux des classes moyennes, ne serait-ce que parce qu’ils conservent les marques de cette condition économique laborieuse. Les conditions économiques d’existence comme les ruptures familiales viennent aujourd’hui souvent contrecarrer les aspirations à la consommation et la bonne volonté scolaire et culturelle des ménages ouvriers et employés.
Les interactions conflictuelles avec des membres des classes moyennes, dans la sphère professionnelle ou dans les sphères résidentielle et scolaire, peuvent aussi réintroduire des barrières symboliques et inspirer un sentiment de déconsidération sociale y compris à des ménages pourtant relativement stables économiquement.
L’exposition à la domination au travail, comme le constat de la faiblesse des perspectives d’avenir pour soi et ses enfants, n’ont pas cessé de produire non pas une conscience collective de classe, mais des expériences individuelles ou familiales des inégalités sociales et de rapports de classe : en dépit des efforts scolaires et de l’élévation des diplômes, en dépit de la mobilisation professionnelle des hommes, puis des femmes, l’accès aux positions valorisées, et même aux positions intermédiaires de la hiérarchie sociale et professionnelle, reste rare, semé d’obstacles et de désillusions.
L’idée d’une culture populaire ne fait sans aucun doute plus sens pour la majeure partie des ouvriers et employés, mais celle d’une expérience de la domination partagée parmi eux a gardé toute sa pertinence.
Notes de bas de page
↑1 | Y. Siblot, M. Cartier, I. Coutant, O. Masclet, N. Renahy, « Sociologie des classes populaires contemporaines », Armand Colin, 2015 |
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