Tout a commencé à exister vraiment après l’école.
Mon enfance était silencieuse et un peu triste. J’avais appris à vivre sans bruit, protégée par ma carapace de petite fille sans histoires qui dévorait les livres et n’en retenait aucun mot, seulement quelques paysages très colorés habités par des héros toujours en mouvement.
Dans cet univers fermé où tout semblait correspondre à une règle que je ne maitrisais pas, une seule étrangeté : mes mains. « D’où me venaient-elles ? Pourquoi étaient-elles si imparfaites, si ridées ? » me demandaient les autres petites filles sages assises dans l’école sage que je fréquentais. Je n’avais pas encore de réponse ; elles ne m’appartenaient pas vraiment.
Alors, je me suis lancée, j’ai appris, grâce à des ateliers et à des rencontres, à peindre, découper, coller, toucher et, peu à peu, ces mains étranges sont devenues les miennes ; elles se sont mises en mouvement d’abord pour laisser des traces puis pour inviter mes yeux à regarder, définir, commenter celles laissées par de vrais artistes que je découvrais à travers les lunettes de l’historienne de l’art que je suis devenue ensuite.
Pourquoi ce choix ? Peut-être pour rester fidèle à ce grand père qui m’invitait à trouver du beau partout ? Après une licence universitaire très encyclopédique, j’ai eu la chance de rencontrer, à la lisière d’une forêt de Gaume, un sculpteur de racines dont je devais étudier l’œuvre pour en faire mon mémoire de licence. En s’inventant un monde étrange, à partir de souches d’arbres, cet homme « hors norme » avait défié ses origines paysannes et donné un autre sens à son passé d’ouvrier métallurgiste. À travers son travail, je découvrais que s’exprimer permet de trouver une place bien à soi dans un environnement rural et traditionnel.
Pendant les dix ans qui ont suivi, sur d’autres chemins de traverse, j’ai continué à découvrir la part de l’expression dans l’émancipation sociale. D’abord au Canada, dans un musée où j’ai appris qu’il était possible de construire un projet avec une équipe dont le niveau d’études et le rapport à la culture étaient très différents selon les personnes. J’y ai compris qu’il était possible, à la différence du monde élitiste et sclérosé de certains musées européens, de rendre un spectateur étranger au monde des musées actif et sensible aux œuvres d’art.
Puis, il y a eu l’Amérique Centrale, la rencontre à travers un projet d’éducation à distance, avec des hommes et des femmes qui se déplaçaient pendant des heures, souvent à pied, parfois en prenant de grands risques pour eux-mêmes ou pour leurs familles, parce qu’ils voulaient faire avancer des rêves communs, comme celui de faire revivre l’héritage de la culture du maïs dans une région envahie par la culture de produits tropicaux d’exportation. J’y ai appris qu’il était possible de faire du beau avec du peu et d’allier des enjeux économiques et esthétiques.
Du monde « des singuliers de l’art » européens, je m’étais déplacée vers celui des paysans du « tiers monde ».
Depuis, je n’ai pas arrêté de travailler avec ceux qui, pour des raisons économiques ou politiques ou simplement à cause de leur différence physique, de couleur de peau… ne sont pas intégrés dans le système.
Aujourd’hui, dans l’école multiculturelle où je travaille ou à travers un projet qui réunit des publics différents autour de l’écriture dans mon quartier, je suis amenée à mettre des mots sur mes choix, à les affirmer avec des moyens différents : la danse, la photo, les arts plastiques…
Aujourd’hui, je sais que c’est grâce à ces rencontres avec des personnes engagées dans leurs choix que j’ai pu apprivoiser le langage, lui donner un sens, laisser des traces malgré les ratures, les hauts et les bas, les fins et les recommencements.