L’école peut-elle être libératrice ? L’école peut-elle être autre chose qu’un instrument de hiérarchisation et de normalisation qui assujettit le désir de savoir ? Qui fait de l’évaluation une épée de Damoclès qui menace sans cesse toute personne, même celles qui réussissent ?
Pour les nombreux acteurs de la pédagogie critique à travers le monde (Amérique latine, Inde, États-Unis…), ce sont les rapports de domination au sein de l’école, au sens large, qu’il convient de transformer. Il s’agit de dénoncer les injustices sociales institutionnelles et les rapports sociaux inéquitables ou oppressifs.
L’histoire de la pédagogie critique est longue, de ses débuts au sein de l’École de Francfort (Allemagne, 1920-1950) jusqu’à ses reprises (depuis les années 1980) par les structuralistes, les féministes et plus récemment, par les postmodernistes, les postcolonialistes, les théories queer et décoloniales. Chacune de ces traditions intellectuelles s’est emparée du projet de pédagogie critique, en lui adjoignant ses propres hypothèses sur la définition du pouvoir, le sens de l’histoire et le rôle approprié de l’intellectuel dans le traitement des questions de pouvoir et de pédagogie. La pédagogie critique est, aujourd’hui, une vaste constellation de théories qui, malgré de nombreuses divergences, s’intéresse aux rapports de domination dans et à travers les discours et les pratiques pédagogiques.
Ces diverses théorisations cherchent à montrer comment les multiples relations de pouvoir et d’inégalité, qu’elles soient de classe, de race ou de sexe, se reproduisent dans l’éducation formelle et informelle des enfants et adultes. Elles partagent la même préoccupation de s’attaquer aux injustices sociales, dans le domaine de l’éducation, tout en proposant une critique des normes traditionnelles que l’on retrouve dans nos systèmes scolaires.
Déjà durant la première moitié du XXe siècle, les théoriciens critiques de l’École de Francfort partagent le constat que le maintien de conditions d’hégémonie idéologique est indissociable de la légitimité et du bon fonctionnement des relations économiques capitalistes. En tant que consommateurs, en tant que travailleurs et en tant que gagnants ou perdants sur le marché du travail, les citoyens d’une société capitaliste doivent à la fois connaitre leur place légitime dans l’ordre des choses et se réconcilier avec ce destin. Les systèmes éducatifs font alors partie des institutions qui encouragent et renforcent ces croyances, par le biais de la rhétorique de la méritocratie, par le biais de tests, par le suivi, par le biais de la formation professionnelle ou des parcours scolaires différenciés, etc. Les pédagogues critiques contestent ainsi l’hypothèse selon laquelle les écoles fonctionnent comme des sites majeurs de mobilité sociale et économique. Au lieu de cela, ils suggèrent que la scolarisation doit être analysée comme un processus culturel et historique dans lequel les élèves sont positionnés au sein de relations de pouvoir asymétriques spécifiques.
Mais la pédagogie critique ne cherche pas seulement à diagnostiquer les injustices sociales, ou les manières dont les individus sont marginalisés par les pratiques scolaires : elle ne les pense que pour les transformer.
L’auteur qui a le plus clairement exprimé ces préoccupations est Paulo Freire, écrivant à l’origine dans le contexte spécifique de la promotion de l’alphabétisation des adultes au sein des communautés paysannes d’Amérique latine, mais dont le travail a acquis un rayonnement académique et militant international au cours des trois dernières décennies.
Pour Freire, la pédagogie critique se préoccupe du développement de la conscience critique et de la conscientisation. La liberté commence par la reconnaissance d’un système de relations oppressives et de sa propre place dans ce système. Le changement de conscience et l’action concrète sont liés.
C’est dans cette perspective que par la suite Henry Giroux, l’un des fondateurs de la pédagogie critique aux États-Unis, développera la distinction entre un langage critique et un langage de possibilité. Si les deux sont essentiels à la poursuite de la justice sociale, l’échec du premier est de considérer les écoles principalement comme des instruments de reproduction des relations capitalistes et de légitimation des idéologies dominantes, sans être en mesure de construire un discours sur les pratiques contrehégémoniques à expérimenter dans les écoles.
Ainsi, la recherche critique, en opposition avec la science qui revendique l’objectivité et l’éloignement, est définie par le désir explicite d’utiliser la recherche comme outil de changement social. Elle est généralement menée, avec ou au nom de populations marginalisées, dans une perspective collaborative. Le travail est orienté vers la production de connaissances, dans la poursuite d’actions pour le changement.
Freire suggère que la première étape vers la libération de l’oppression est de pouvoir l’identifier et de la nommer sienne. La pédagogie critique voit donc dans la reconnaissance des conditions d’inégalité et le désir de renverser ces conditions pour soi et pour toutes les communautés en souffrance, le point de départ et la motivation de tout apprenant, enseignant ou enseigné. Dans les écoles qui pratiquent la pédagogie critique, pour les enseignants et les élèves, cela signifie abandonner le cadre de la méritocratie et embrasser de manière critique le rôle de l’opprimé. Cela nécessite également de définir une culture de classe et d’école qui utilise une pédagogie qui critique les notions d’éducation, d’école, de maitre, de savant, de développé, d’adulte. C’est donc une arme pour nommer, analyser, déconstruire et agir sur les conditions inégales dans les écoles, dans nos communautés locales et à travers le monde.
Pour ce faire, Freire propose un processus de réflexion et d’action sur notre réalité, qu’il nomme praxis critique et qu’il résume en cinq étapes circulaires : l’identification d’un problème, la recherche autour de ce problème, l’élaboration d’un plan collectif pour résoudre le problème, la mise en œuvre du plan d’action, et l’évaluation de l’action. Il ne s’agit aucunement de penser la pédagogie comme une technique. Le cœur de l’activité d’enseignement est une praxis : la pratique dialogique — le passage de la conscience immédiate à une conscience critique.
Freire défend également trois principes :
– Il n’y a pas d’enseignement sans apprentissage : l’apprentissage est avant tout une relation dans laquelle l’enseignant doit se voir comme enseignant-étudiant, prêt à accepter que ses étudiants possèdent des savoirs qui pourraient lui-même le transformer, le libérer ;
– L’enseignement ne consiste pas simplement à transférer des connaissances. Au contraire, l’apprentissage est une relation circulaire de prise de conscience, d’action et de réflexion grâce à laquelle les personnes sont constamment habilitées à analyser et à agir sur les conditions matérielles de leur propre vie. Il ne s’agit plus de gagner dans la lutte des places. L’apprentissage devient un échange par lequel la compréhension réciproque du monde permet de lutter contre la naturalisation des systèmes inégalitaires, de s’emparer de leurs mots pour mettre en évidence leurs stratégies et retrouver une marge de manœuvre critique pour mieux les combattre. Apprendre pour retrouver de la liberté d’agir.
– L’enseignement est un acte humain. Ainsi, les éducateurs critiques doivent s’engager activement dans un processus de réalisation de soi qui favorise leur propre désaliénation s’ils veulent enseigner d’une manière qui responsabilise les élèves. En bref, les éducateurs qui enseignent à transgresser les formes d’oppression (racisme, classisme, patriarcat, hétéronormativité) doivent être des exemples de leur politique.
Depuis plusieurs années, le mouvement d’Éducation nouvelle est au cœur de l’actualité dans le monde francophone. En Belgique, par exemple, les nouvelles écoles se multiplient et des réformateurs comme Decroly, Montessori, Freinet, Steiner sont remis au gout du jour. Mais cette actualité cache, l’oubli, du côté des pédagogues francophones, des pensées critiques qui ont alimenté, dans les années 1960-70, le débat sur la domination scolaire. En effet, autour des années 1968, une maison d’édition comme François Maspero a été un haut lieu de diffusion, de traduction et de publication des textes de Paulo Freire, de la pédagogie institutionnelle, de Freinet, mais aussi des textes anticoloniaux comme ceux de Fanon, des Black Panthers ou des témoignages relatant la torture en Algérie ou encore des diverses expérimentations pédagogiques de l’internationale communiste. Si, en France comme en Belgique, les années 80 et 90 ont été celles de la restauration des débats sur l’école républicaine et sur ses dispositifs disciplinaires, les devenirs de la pédagogie critique ont continué à alimenter une grande diversité d’expérimentations dans le reste du monde. De Walter Benjamin, comme tentative de résistance à la philosophie moderne occidentale, aux nombreuses institutions de Freire aux Brésil, aux États-Unis, en Guinée-Bissau ou au Mozambique, aux nouvelles expérimentations urbaines aux États-Unis, en passant par les reprises de la pédagogie critique par les mouvements militants féministes, postcoloniaux, queer et décoloniaux en Inde, en Amérique latine et aux États-Unis, la pédagogie critique a continué, depuis les années 70 et plus encore depuis les années 90, a profondément transformer les pratiques éducatives à travers le monde non européen. Aujourd’hui, dans le monde académique américain, par exemple, la pédagogie critique est devenue tendance, on dénonce depuis longtemps certaines formes de pédagogies critiques. Et les controverses scientifiques battent leur plein.
Or, les pédagogues francophones demeurent sourds à ces enjeux, agrippés plus que jamais à leurs réformateurs de l’Éducation nouvelle du tournant du XXe siècle.