Les rich’man et les entredeux

— Vous disez, toujours que c’est moi ! Et bien non, c’est pas moi qui a crié !

— On dit vous « dites » et ce n’est pas moi qui « ai crié » !

Soraya m’interpelle sur le fond et je lui réponds sur la forme… « Qu’est-ce que vous croyez ? On n’est pas des rich’man ici, c’est pas vous qui allez dire comment j’ dois parler ! » J’ai bien compris où elle voulait en venir, mais je fais l’innocente : « Tu veux dire quoi avec rich’man ? » Les autres interviennent : « On ne dit pas les rich’man, on dit les bourgeois !!! »

Et voilà un bel enjeu de travail, de réflexion. Est-ce que parler « bien » c’est trahir les siens ? Est-ce devenir « bourgeois » ? Je me dis que la question est en tout cas à creuser et que la position que je vais tenir et celle que je leur demande d’éclaircir peut être cruciale pour le travail sur la langue orale et écrite à mon cours de français.

Comme je donne le cours d’expression et communication, il arrive souvent qu’on aborde un thème plus « philosophique ». J’amène une question et ensemble, à tour de rôle, dans le sens des aiguilles d’une montre, chacun prend la parole et explique en ses mots, donne des exemples. On n’est pas dans des dialogues où chacun défend une position. _ Comme on doit attendre un tour complet pour reprendre la parole, on arrive à une construction de la pensée qui s’affine par petites touches et on essaie d’arriver en finale à une définition du sujet abordé.
Ici, après avoir longuement réfléchi, j’ai décidé d’aborder d’abord leurs représentations des bourgeois.

C’est quoi les bourgeois ?

– Ce sont des personnes très riches et elles ont un bizarre langage. Ils parlent comme dans les anciens temps. S’ils font une faute, ils coupent leur langue !
– Des gens qui ont de l’argent, ils parlent comme des Flamands. Ils disent des mots qu’on comprend pas comme « circonsaignement ».
– Ils se croient plus que les autres.
– Bourgeois, ça veut dire qui est riche. On dit aussi ce mot en arabe.
– Ils ont toujours la tête levée, ils sont jamais abaissés, ils se croient plus que les autres.
– Ils ne disent jamais « tu ».
– Ils doivent tout faire à temps : à 6h10, il faut manger, à 35… Ils ont une heure pour tout, C’est tout rempli. Ils ne peuvent pas regarder la télé, ils ne peuvent pas avoir 10 minutes de libres, ils doivent toujours faire quelque chose d’intéressant.
– Quand ils sont riches, ils sont très jaloux.
– Ils ont des villas.
– Vous avez déjà vu Titanic ? C’est ça les bourgeois. Ils sont privés de choses. « T’es bourgeoise, tu peux pas faire ça ! » Il faut respecter les ancêtres, la loi.
– Ils sont tout le temps bien habillés. Ils ne marchent pas normalement. Ils n’aiment pas parler à des gens inférieurs à eux.
– C’est pas toujours comme elle dit, mon cousin a de l’argent mais il est comme moi. Ils ont une belle maison.
– Ça dépend de leurs origines, si toute leur famille est bourgeoise ou pas.
– Ils viennent d’un village qui s’appelle la bourgeoisie ?
– Mon oncle au Maroc est plus riche, il donne aux pauvres quand c’est les fêtes.
– La sœur de ma grand-mère est riche et se la pète un peu trop. Quand on va chez elle, elle me donne une graaande chambre !

Si eux ce sont des bourgeois, vous qui êtes-vous ?

– Des clochards ?
– Non, des gens « normals ».
– On dit normaux…
– On est les présents, car eux vivent dans le passé.
– On est les maintenant.
– On est des pauvres.
– Non, on n’est pas pauvres !
– Ça dépend, car il y a deux sortes de pauvres : les pauvres qui ne peuvent pas tout se payer et puis les pauvres qui ne peuvent rien se payer. Nous, on est les entredeux.
– Quand on part au Maroc, on nous prend pour des bourgeois.
– Là-bas, il faut jamais parler français, car ce qui coute un dirham, ils vous le font payer 10 dirhams !
– Ils pensent : « T’es d’un aut’pays, t’as d’l’argent ! »
– Quand on va en Syrie, c’est pareil et pourtant, je ne fais pas la grande sur eux.
– J’aime pas comment ils me regardent là-bas.
– Moi, en Russie, je ne me sens pas riche, un GSM ça coute pareil qu’ici.
– En Turquie, où ma grand-mère habite, c’est un village. Pour aller dans un magasin, il faut 20 minutes. Là-bas, les maisons sont pas belles, elles sont d’un étage et moches, toutes grises. Nous, elle est grande, beige, elle est bien et a plusieurs étages. Je sais pas pour quoi on nous prend, mais certains Turcs apportent des cadeaux à mon père et ils demandent : « Vos filles ont quel âge ? »

Parler bien, c’est quoi ?

– Employer des mots difficiles.
– Quand les bourgeois parlent bien, c’est pas pour eux, c’est pour montrer aux autres qu’ils sont mieux.
– Ils disent des mots bizarres, ils parlent pas comme nous, ils se comprennent entre eux.
– Quand quelqu’un rentre, ils leur font un bon accueil : ils enlèvent leur veste, toute la table est déjà préparée, ils leur donnent une serviette…
– Ma petite cousine de quatre ans, elle parle bien, elle utilise des mots comme « fantastique », « extraordinaire ». Vous croyez qu’elle va devenir une intello ?

Que peut-on gagner à parler « bien » ?

– Quand on va quelque part, pour qu’on se rabaisse pas.
– Pour quand on sera grand. On parlera sans fautes, on aura un bon métier.
– Pour faire bonne impression.
– Pour qu’on sache parler.
– Pour parler le bon français, car notre français, c’est un français n’importe quoi.
– Il faudrait apprendre dès qu’on est petit.
– Chez moi, c’est moi qui corrige mon petit frère.
– Pour se débrouiller dans la vie.
– Moi, quand je suis en France, je me suis fait traiter de « taspé » et j’ai pas compris.

Je leur parle du verlan, « t’es ouf », « ta meuf »… Sehri me dit : « Ils ont du me prendre pour une conne ! »

Je leur dis alors que pour moi, « parler bien », c’est savoir s’adapter à l’interlocuteur qu’on a en face de soi. Je lance aussi le mot « milieux populaires » qui pourrait désigner ces « entredeux ». Petites touches, petits cailloux que je sème, points d’accroche pour poursuivre le lent tricot du cours de français.