Les savoirs des enseignants et ceux issus de la recherche

Que peut apporter la recherche en éducation aux enseignants ? Quels types de savoirs leur sont-ils utiles ? À quelles conditions et avec quels effets ? Différents points de vue existent à ce propos.

Commençons par acter qu’il y a presque une brouille historique entre la recherche et les enseignants, bien que le panorama soit assez différent en fonction des systèmes éducatifs étudiés. Mais, partout, on le sait depuis longtemps, les enseignants construisent des savoirs issus de leur expérience et d’échanges avec leurs pairs. Ces savoirs ont parfois été qualifiés de savoirs d’expérience ou de connaissance ouvragée. Ils sont issus de l’action et se construisent pour l’action. Ils sont propres à chaque enseignant, mais reposent aussi sur des bases partagées qui font partie d’une culture professionnelle enseignante. Ils sont principalement élaborés à partir d’une expérience professionnelle, à la fois vécue et réfléchie, en réponse à des besoins professionnels. Ce sont aussi souvent des savoirs assez concrets qui s’accompagnent d’outils (didactiques) ou de postures (face à la classe) qui leur donnent une matérialité et une utilité : comment rentrer dans la classe ? Comment gérer une première heure de cours avec un nouveau groupe ? Relevons enfin qu’à l’opposé des savoirs académiques qui ont tendance à décomposer la réalité en de multiples facettes, la connaissance ouvragée des enseignants apporte des réponses plus larges et intégrées à des situations, de classe en particulier, appréhendées dans leur globalité.

« L’activité professionnelle ne peut consister à appliquer de manière mécanique des savoirs et des techniques élaborés par d’autres. »

Les enseignants disposent de la sorte d’un savoir d’expérience, acquis dès les stages en formation initiale et dès les premières années du métier, adossé aussi à leurs expériences en tant qu’élèves. Ce savoir nourrit des attitudes et un langage qui n’est pas un discours scientifique, mais qui est utile pour la pratique et pour la manière d’agir en situation professionnelle. Il ne s’oppose pas aux connaissances plus académiques, mais s’est construit sur des catégories différentes, avec une finalité distincte.

À côté de cela, bien loin des classes diront certains, se développent des recherches académiques répondant aux canons de la recherche universitaire et visant à produire des connaissances. Elles sont, en général, très focalisées : par exemple sur les ressorts de la motivation, sur les opérations cognitives requises pour l’apprentissage des nombres négatifs ou encore sur le curriculum caché. Ces recherches sont souvent publiées dans d’illustres revues où chaque chercheur doit montrer qu’il a développé une pensée originale, quitte à embrouiller les non-spécialistes dans des spécificités langagières et théoriques qui servent aussi à délimiter des territoires.

L’articulation entre les savoirs des enseignants intégrés et peu théorisés, et les savoirs académiques ultra spécifiques, peu intégrés et peu orientés vers les professionnels, est donc malaisée. Relevons aussi que cette distance entre les enseignants et la recherche en éducation s’inscrit dans une division sociale du travail où les chercheurs en éducation apparaissent comme les producteurs légitimes des savoirs en pédagogie, en didactique et plus largement, en éducation. Tandis que les enseignants sont censés appliquer et mettre en œuvre des recommandations ou prescriptions issues de ces travaux.

À la recherche des preuves

Dans ce contexte, depuis une vingtaine d’années, certains entendent promouvoir l’éducation fondée sur des preuves. L’horizon est simple et clair, il peut sembler s’imposer comme une évidence : la recherche en éducation accumule des résultats de recherche qui permettent d’arbitrer entre des postures, des démarches et des outils d’enseignement. Aux yeux des promoteurs d’un enseignement fondé sur des preuves, le temps de l’artisanat pédagogique est révolu. Il faut promouvoir auprès des enseignants les résultats de la science et, tout particulièrement, ceux de recherches expérimentales qui comparent l’efficacité de divers outils et de méthodes d’enseignement, testés auprès d’élèves répartis aléatoirement dans différents groupes. La pédagogie accède ainsi aux Lumières, ce qui bénéficiera à tous !

Et en effet, de bonnes recherches sont précieuses pour faire des avancées en pédagogie et en didactique. Mais, ce qui m’impressionne, c’est la naïveté d’un tel raisonnement dès lors qu’il entend réguler le champ de la recherche en éducation et la définition des bonnes pratiques pédagogiques. Actons que, très souvent, les outils didactiques testés peinent à montrer ou à conserver leurs avantages dès qu’ils sont déployés à large échelle[1]H. Lortie-Forgues & M. Inglis, « Rigorous large-scale educational RCTs are often uninformative: Should we be concerned? », Educational Researcher, 48 (3), 158-166, 2019. . Car le succès des outils et pratiques promu va dépendre d’une myriade d’autres variables : telles que le type d’élèves, le type d’écoles, le climat de classe, la taille de la classe, les connaissances préalablement acquises, les préférences de l’enseignant, le temps d’apprentissage de l’enseignant… Celles-ci n’étant pas toujours suffisamment prises en compte dans les dispositifs de recherche. Pour Geert Biesta, chercheur et philosophe, il y a un vice dans le raisonnement sous-jacent qui considère le travail éducatif comme un matériau presque mécanique où la même impulsion (l’outil promu) devrait conduire aux mêmes réponses de la part des acteurs de l’école, en méconnaissant le caractère symbolique et dynamique des interactions éducatives.

Prudence et jugement professionnel

On gagnerait à raisonner différemment sur la nature des relations entre les savoirs issus de la recherche et les pratiques professionnelles des enseignants. Avec Branka Cattonar[2]V. Dupriez et B. Cattonar, « Entre Evidence-based education et jugement professionnel, quel futur pour les enseignants et leurs savoirs ? » dans Les politiques de restructuration des … Continue reading , nous avons plaidé pour aller dans le sens de Florent Champy pour considérer le travail enseignant comme une profession à pratique prudentielle. Qu’entendons-nous par-là ?

Le travail enseignant, comme le travail social ou le travail médical s’appuie sur la mise en œuvre de savoirs spécifiques. En outre, ces professions sont caractérisées d’une part, par un haut degré de singularité des situations professionnelles : un élève qui refuse d’apprendre, une classe qui collectivement s’oppose à un enseignant, un parent qui n’ose pas venir à l’école… D’autre part, ces situations sont complexes et multidimensionnelles : avec des aspects cognitifs, sociaux, émotionnels…

Dans ce contexte, l’activité professionnelle ne peut consister à appliquer de manière mécanique des savoirs et des techniques élaborés par d’autres. Elle nécessite une part significative de délibération, ou de jugement professionnel. Un tel jugement inclut simultanément une part instrumentale : chercher la meilleure stratégie pour atteindre les résultats escomptés face à ce contexte singulier, et une part éthique : quelle valeur est privilégiée ou négligée par la stratégie adoptée ?

En somme, une telle activité professionnelle nécessite une certaine forme de prudence qui prend appui sur une capacité de discernement, un travail approfondi d’analyse des situations, et une délibération, à la fois individuelle et collective, sur les moyens et les finalités de l’activité.

De quel type de savoirs issus de la recherche a besoin un tel professionnel ? Cet enseignant prudent ne rejettera pas les outils didactiques ayant fait leurs preuves. Mais, il s’appuiera aussi sur un corpus de connaissances en psychologie, en sociologie, en philosophie, en pédagogie et didactique pour pouvoir analyser ses situations professionnelles, questionner les interventions réalisées et inventer de nouvelles pratiques. Il sera attentif à une diversité d’éclairages et de disciplines susceptibles de donner du sens à ce qu’il rencontre et pratique au quotidien. Ni les savoirs académiques ni les outils didactiques ne sont censés dicter sa conduite, mais être au service d’une analyse, à la fois individuelle et collective, de son activité et des situations professionnelles. L’enjeu est d’enrichir la connaissance ouvragée des enseignants, parfois de questionner des attitudes devenues des routines, de les inviter à s’impliquer avec leurs pairs, mais aussi avec des chercheurs, dans une analyse de leurs pratiques et de pratiques alternatives. Bref, de leur permettre, dès la formation initiale et en cours de carrière, d’élargir les ressources qui permettent de penser leur métier et de fonder leurs pratiques. Avec le bénéfice important d’un pouvoir accru du groupe professionnel sur le contenu de leur travail, qui ne se réduit pas à une extension de la recherche expérimentale.

Cela suppose, évidemment, une formation et une socialisation des enseignants à une approche pluridisciplinaire de leurs pratiques, et à des dispositifs de travail comme la recherche collaborative, la recherche-développement ou les analyses structurées des pratiques professionnelles, qui sont source de questionnements et de créativité. C’est bien pour cela qu’on attend impatiemment les réformes des formations initiale et continue des enseignants…

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 H. Lortie-Forgues & M. Inglis, « Rigorous large-scale educational RCTs are often uninformative: Should we be concerned? », Educational Researcher, 48 (3), 158-166, 2019.
2 V. Dupriez et B. Cattonar, « Entre Evidence-based education et jugement professionnel, quel futur pour les enseignants et leurs savoirs ? » dans Les politiques de restructuration des professions de l’éducation, Presses de l’université Laval, 2020.