CGé s’occupe principalement d’enseignement, mais pour nous décentrer un peu, il sera question ici d’aborder la réalité des travailleurs sociaux des centres de formation en insertion socioprofessionnelle (ISP). Des parallèles pourraient émerger des différences.
Une grande différence : les formateurs d’ISP travaillent avec un public adulte (en tout cas sorti de l’obligation scolaire). Cela peut laisser croire que ce public fait un choix actif de formation et est donc motivé par l’apprentissage d’un métier. La réalité est tout autre : les processus d’activation parfois dénommés « chasse aux chômeurs » obligent les gens à entrer en formation sans autre raison que celle de conserver leur droit aux allocations.[1]En 2006, cela concerne 11 828 personnes à Bruxelles et 27 343 en Wallonie.
Dans ce contexte, les travailleurs sociaux se trouvent à la croisée de nombreuses tensions :
• la tension entre aide et contrôle ;
• la tension entre les demandes du public et celles des institutions ou pouvoirs subsidiants ;
• la tension entre responsabilité et solidarité.
Entre aide et contrôle
La majorité des associations ou institutions de l’ISP, se trouve quelque part au milieu d’un axe entre ces deux pôles. Ces associations se sont créées dans les années 90 pour pallier des manques de formation existants. En effet, pour des métiers qui n’exigent pas de qualification, un petit bagage de formation en plus pousserait les employeurs à engager ces personnes plus facilement. Ce fut certainement le cas, mais les effets pervers ne se sont pas fait attendre. D’un côté, l’État a trouvé là un moyen de créer un sas et de gérer la frustration des personnes sans emploi pendant un temps du moins. De l’autre côté, les employeurs ont vite compris qu’il y avait moyen d’avoir une main-d’oeuvre plus qualifiée sans devoir investir dans la formation et ont commencé à exiger que les candidats aient suivi ce type de formation avant de les engager. Entre temps on avait créé de l’emploi pour un grand nombre de travailleurs sociaux qui s’occupent de gérer tout cela.
Aujourd’hui, pour survivre sur le marché bruxellois, une association doit avoir une reconnaissance de Bruxelles-Formation. Cette dernière a un grand nombre d’exigences quant aux candidats qui veulent faire des formations. Ces informations doivent être encodées sur des bases de données qui sont partagées entre Bruxelles-Formation et Actiris.[2]Les institutions ne portent pas les mêmes noms, mais les contraintes sont les mêmes en Wallonie. Il est bien entendu que tout ce qui est noté dans ces dossiers doit toujours être positif, mais on sait combien des blancs dans un CV peuvent être lus de façon négative. Le contrôle est donc bien présent.
Dans les faits, les travailleurs sociaux sont toujours très soucieux de protéger les personnes qui sont en formation ou dans un processus de recherche active, chez eux. Mais c’est toujours un jeu d’équilibre, un choix institutionnel et personnel délicat. Ce positionnement est souvent questionné de façon abrupte par l’interpellation d’un agent d’insertion du CPAS ou par une lettre de convocation de l’ONEM. Le choix des informations transmises ou tues se fait alors dans l’urgence, sans qu’une grille précise des droits et devoirs de chacun ne puisse explicitement clarifier la relation. Cela demande une grande énergie de se positionner de façon assertive, sans causer de tort ni à son usager, ni à son association et de préférence pas à soi-même non plus.
Entre public et institution
Nous l’avons vu, le public est fait de gens diversement motivés. Les pouvoirs subsidiants, eux, veulent des résultats, ils veulent connaitre les mises à l’emploi avec des copies des contrats de travail pour preuve. Si une formation ne met pas suffisamment de personnes à l’emploi (pendant un certain temps) elle peut perdre ses subsides de façon définitive.
Pris dans cette tension, le travailleur social se voit obligé de sélectionner les personnes qui vont le mieux convenir à sa formation et à l’emploi auquel elle prépare. Il prémache le travail de l’employeur. Ces personnes ne sont pas nécessairement celles qui en ont le plus besoin. Une personne s’exprimant mal en Français, peut avoir les compétences requises pour devenir un bon commis de cuisine. Mais les centres de formation savent qu’elle a peu de chance de décrocher un emploi dans un milieu assez concurrentiel. Les travailleurs sociaux vont donc à nouveau tenter de trouver un équilibre. Il faut, d’un côté, assez de personnes qui ont vraiment besoin de la formation et qui donnent du sens à leur travail. Il faut, d’un autre côté, assez de personnes qui ont de bonnes chances de trouver un emploi pour satisfaire aux attentes des pouvoirs subsidiants. Cette évolution les éloigne de plus en plus des idéaux avec lesquels ils ont créé ces associations, il y a 15 ou 20 ans.
Entre responsabilité et solidarité
Durant ces 15 ou 20 ans, nous sommes définitivement sortis de l’État Providence et il n’est plus question que d’État Social Actif, voire de néolibéralisme. Concrètement, qu’est-ce que cela veut dire pour l’allocataire social ? Dans les années 80 et le début des années 90, si une personne était sans emploi c’était « la faute à pas de chance ». La situation sociale, les fermetures d’entreprise, le contexte économique expliquaient la situation individuelle de cette personne. Celles qui avaient du travail avaient de la chance d’en avoir. Les politiques de remise à l’emploi étaient collectives.
Petit à petit, le discours politique et celui des travailleurs sociaux ont évolué. L’idée de départ se voulant très positive : autonomiser, responsabiliser les gens dans leur démarche de recherche d’emploi. Au travers de parcours plus individualisés, on a pu prendre en compte la réalité de chacun de façon plus ajustée. Oui, mais de ce fait même on a fait porter la responsabilité de leur situation aux personnes elles-mêmes alors que le contexte économique et social s’était encore détérioré et qu’il y avait encore moins d’emploi (particulièrement pour les personnes peu qualifiées).
Dans le même temps, on a déconstruit les lieux de solidarité : les syndicats ont perdu de leur crédit, les bureaux de pointage ont disparu, le travail bénévole est devenu de plus en plus compliqué pour les chômeurs. L’allocataire social est donc de plus en plus seul pour porter sa souffrance. Le travailleur social qui l’écoute et qui lui demande même de raconter son histoire pour l’aider à créer son projet, est parfois fort démuni pour accueillir cette détresse. Les lieux où ce mal-être peut désormais être partagé collectivement et alimenter une lutte sociale échappent souvent au travailleur social. Ces lieux se rattachent à des univers auxquels le travailleur social a souvent du mal à s’identifier (groupe religieux, groupe ethnique, quartier, bande…), et peine donc à valoriser. Dans le travail des ISP, la colère doit se dissoudre dans la compréhension et la participation citoyenne. Le travailleur social y est parfois bien seul. Dans les meilleurs des cas, les équipes de travailleurs sociaux ont des supervisions ou des intervisions. Mais ces lieux n’apportent de solutions constructives que si de réelles confiance et solidarité existent entre les travailleurs.
Conclusion
Ces tensions sont nécessaires : elles sont à la fois contraignantes et dynamisantes, inconfortables et porteuses de créativité. Le fait de travailler avec, pour et sur des êtres humains les met en exergue. En cela, le travail de l’enseignant peut être traversé de questions parallèles :
• Que contrôle-t-on ? Si les élèves sont présents ou s’ils font les apprentissages requis ?
• Quel est l’objectif de l’enseignement ? Former des citoyens ou former des travailleurs ?
• Qu’en est-il de ces pédagogies qui misent de plus en plus sur l’autonomisation, la responsabilisation de l’élève et l’individualisation des processus ? Quelle place pour le collectif ?
• Quelles sont les obligations de l’enseignant ? Les moyens ou les résultats ?
Ces questions n’ont pas de réponse simple. Se les poser est déjà faire un pas en avant. Se les poser ensemble dans un esprit de construction solidaire pourrait être un début de solution.
Sandrine Grosjean