L’école où je travaille est une expérience pilote, soutenue par la Fédération Wallonie-Bruxelles, et cogérée avec les élèves. Elle revient de loin…
Elle est née du sillage d’un projet qui s’est arrêté dans une forte tension, et dont l’histoire avait défrayé la chronique locale. Avec une partie de l’ancienne équipe, nous avons décidé de continuer l’aventure, sous un nouveau nom.
Les circonstances et l’atmosphère étaient particulières pendant cette période. Je me rappelle de sentiments divers et douloureux. Il m’est souvent arrivé de ne plus percevoir ma place de professeur, de me mésestimer, de ne plus savoir où je pouvais agir. Je me sentais engourdi, endormi, impuissant face à des situations injustes vécues dans cette machine complètement enrouée.
Lorsqu’il y avait une transgression ou un conflit, aucune démarche claire ne permettait de faire repère. Il n’y avait pas non plus de règles écrites, dans le règlement intérieur. « Où est donc la transgression si presque tout est permis ! », me disait un élève. L’équipe éducative n’avait d’équipe que le nom. Les apprentissages étaient peu garantis et peu exigeants. Les relations entre certains élèves et les professeurs se définissaient par un face à face qui pouvait dégénérer en violence (cris, insultes, mépris, etc.).
À la suite de plusieurs incidents de consommation de cannabis, nous avons décidé de réfléchir et d’agir collectivement. Un des plus gros chantiers de l’équipe éducative était ouvert.
Pour notre travail de réflexion, nous avions fait appel à un service de santé mentale, de prévention, d’aide/d’accompagnement par rapport aux dépendances. Six séances de formation qui ont eu pour objectifs de nous concentrer sur le sens de la loi, de la règle, de la sanction et de la médiation afin d’élaborer des démarches plus justes, pour traiter les délits et les conflits dans l’école.
Le cheminement a duré un an. Nous avons d’abord travaillé sur ce que sont une « dépendance » et une « drogue ». Nous avons (re) découvert les droits et les obligations des écoles en matière de consommation de drogues afin d’avoir quelques repères légaux.
De fil en aiguille, nous avons abouti à la création d’une démarche plus générale (c’est-à-dire moins centrée spécifiquement sur les actes de consommation de stupéfiants) en cas de transgressions graves, avec des étapes et des principes fondamentaux. Nous nous sommes mis d’accord sur des principes de base, à propos de la sanction et de la place de l’exclusion.
Évidemment, il était plus que nécessaire que nous reprenions notre rôle de garants de la loi et des règles.
Tout l’enjeu pour l’équipe éducative a donc été de faire une rupture avec le passé. Elle s’est cristallisée autour d’une question centrale, sur notre place d’enseignant dans l’école : que voulons-nous enfin exiger pour plus de justice à l’école ? Sur quoi devons-nous tenir bon sans faiblir ? Il était en effet nécessaire de sortir d’une posture où nous avions renoncé à nos missions par fatigue, par peur de bousculer, par impuissance ou que sais-je. Reprendre la main sur cette machine dont nous devions veiller à la qualité du dispositif, réintroduire une bonne dose d’huile dans ses rouages.
Par contre, il ne s’agissait pas d’exiger plus pour maitriser les élèves, pour qu’ils se taisent dans la douleur, dans l’inconfort du changement. Finalement, la question fondamentale que nous devions surmonter était la suivante : comment faire rupture tout en gardant du lien ? Comment s’engager pleinement dans cette rupture, sans détruire, sans annihiler le désir d’apprendre, sans anéantir le désir de se réengager dans une relation où chacun reprend sa place d’enseignant et d’apprenant ?
Cette même année, nous avons décidé de travailler, avec les élèves, un atelier intitulé « Trop injuste ! ». Un atelier dure environ trois semaines, à raison de huit heures par semaine. Il y avait deux groupes d’élèves de tous niveaux (de la troisième à la sixième). L’objectif pour l’un était de découvrir les principes du droit et pour l’autre, les procédures judiciaires belges.
Nous devions tous aboutir à des propositions réalistes pour traiter les conflits et les délits au sein de notre école. Pour plus de justice à l’école, donc. Les élèves connaissaient notre cheminement avec le service de santé mentale.
Nous estimions que les principes et les procédures qui guident le travail de l’institution de la Justice dans les sociétés démocratiques pouvaient nous inspirer pour la recherche de solutions alternatives dans notre école.
Le trajet de ces propositions d’élèves a été long. Nous en avons discuté, tous ensemble, à la fin de l’atelier. Puis, elles ont été discutées en réunion de professeurs, pour les restructurer et les clarifier.
Ensuite, elles ont été renvoyées au collectif lors d’une demi-journée « On r’fait le point ». Ces demi-journées sont particulières, car elles permettent de faire le point, trois fois par an, sur l’ensemble du dispositif de l’école. C’est une évaluation qui peut aboutir à certaines décisions et à des prises de responsabilité. Ici, nous l’avions utilisé dans le cadre de notre travail, en atelier.
Cette démarche pédagogique est à parfaire, mais elle a permis aux élèves, de se réapproprier la machine qu’est notre école. Par exemple, certains élèves ont pris la responsabilité de créer un organigramme coloré, affiché dans notre grande salle, avec l’ensemble des institutions de l’école. Une manière de (re)prendre conscience de la raison d’être de chaque rouage, des liens entre eux. Elle a aussi permis de proposer des pistes de changement. Par exemple, l’un de ses nouveaux rouages est le « conseil de médiation », ayant pour but de faire médiation en cas de confit entre personnes.
Ce conseil a été porté par plusieurs élèves et professeurs, l’année suivante. Il a été sollicité, au quotidien, par des élèves, avec certains effets positifs dans les relations interindividuelles.
Paul Ricœur dit de l’éthique qu’elle est affirmation de soi et reconnaissance de l’autre. Pour moi, cette histoire relate l’affirmation d’une place : la mienne, celle de Noé Espony, enseignant dans cette école.
D’un état de quasi-mort professionnelle, j’ai appris à m’estimer de nouveau, en (re)prenant (enfin) toute ma place, en me reconnaissant comme un auteur capable de réfléchir sur lui-même et capable d’agir. Ceci dit, pas d’affirmation arrogante, ni d’un prétendu « self made man » à l’américaine ! Nos actions se font avec d’autres. Notre histoire de vie s’enchevêtre, toujours, avec les histoires de nos compagnons de route.
Cette estime de soi n’aurait pu grandir sans la bienveillance et la sollicitude garanties au sein de l’équipe éducative.
Avec le temps, donc, fort des retours sur soi, sur nous-mêmes, nous nous sommes affirmés en (re)prenant toute notre place de garants des apprentissages, de la loi. Nous nous sommes reconnus comme capables d’agir, d’introduire des ruptures nécessaires, dans l’intérêt scolaire des apprenants.
Mais, l’affirmation de cette nouvelle place enseignante ne pouvait se penser sans réciprocité vis-à-vis des élèves, sans se donner pour fin l’émergence d’un sujet libre, sans leur reconnaitre aussi un pouvoir agir, un pouvoir dire, un pouvoir penser.
L’élève est ainsi reconnu comme celui qui peut dire « je suis auteur ». Reconnaitre l’autre comme soi-même, finalement.
Encore faut-il mettre en place une institution (une structure du vivre ensemble d’une communauté) qui met en jeu, rigoureusement, l’affirmation de soi et la reconnaissance de l’autre.
Souci de soi, souci de l’autre, souci de l’institution. Cette recherche émancipatrice continuelle constitue, selon moi, la base de l’humanité, de la participation à un projet de vie en commun.