Libres ?

Je ne sais pas si chez vous, c’est comme chez moi, mais suivre le travail de la classe, c’est parfois la galère…

Ce matin-là, je relève et vérifie un travail avec chaque élève de la classe. En fin de compte, moins de la moitié me remettront la feuille achevée ! Aux premiers, je m’étonne, demande une explication, cherche avec eux comment mieux s’organiser… Mais le dixième ramasse injustement ma mauvaise humeur qui a sensiblement grimpé au fil du temps.

Une fois calmé, je m’excuse auprès de lui, car il était injuste de ma part de me fâcher alors que la seule différence en ce qui le concerne, c’est sa place dans l’ordre alphabétique des élèves. Je fais chercher, écrire, mettre en commun les raisons qui ont amené les élèves à ne pas pouvoir présenter le travail à temps. Nous cherchons des solutions, des équipes d’entraide se mettent en place, on convient qu’un élève vérifiera en fin de journée que les activités s’achèvent bien cinq minutes avant la sortie afin de disposer du temps indispensable pour le rangement des documents.

La situation s’améliore pendant quelques jours, mais comme pour grand-papa Nicolas, « le chat revint le lendemain matin » !

Comment vais-je faire pour ne plus m’emporter devant cet état de fait qui complique singulièrement le suivi du travail de la classe ? Dans notre école, nous travaillons sans points, sans bulletins. J’attends et vérifie de chaque élève que chaque tâche soit achevée et présentée, d’autant plus que dans notre classe multi-âges (de la 3e à la 6e primaire), les possibilités d’adapter la besogne constituent une réalité quotidienne. Chaque document non remis me contraint à une comptabilité et un suivi laborieux.

En y réfléchissant, je comprends que deux besoins liés à ma conception du métier ne sont pas rencontrés. D’une part, sans les documents reçus à temps, je ne peux suivre sereinement et organiser le travail de chaque enfant. Et d’autre part, le temps passé à ce suivi est pris sur d’autres choses que j’estime plus importantes et intéressantes. Je comprends aussi que, fondamentalement, j’aurai beau chercher trente-six méthodes, plus ou moins coercitives, je serai occupé à prendre sur moi ce qui relève des élèves. À organiser, planifier, gérer pour eux. Et qu’il y a beaucoup de place pour l’obéissance, voire la soumission à mon organisation, mais très peu pour la construction de la liberté personnelle dans le respect, pour la responsabilité devant ses choix et ses actes. Je cherche donc une voie où le fait de ne pas remettre son ouvrage dans les délais ne constituerait plus un acte délictueux, mais serait plutôt considéré comme un choix. Et que ce choix-là est possible, qu’il a une place et un statut, comme le choix de remettre son travail à temps.

Quelles libertés ?

Ce matin, j’appelle à nouveau Mehdi et Caroline, élèves de 6e année, qui ne m’avaient pas remis leur travail hier, à l’échéance prévue. « Je l’ai oublié à la maison… », « Il est dans ma farde en plastique et elle est à la maison, je vous jure que je l’ai fait ! »

– Moi, je ne peux plus travailler avec vous comme cela, réponds-je tranquillement. Je ne suis pas d’accord de prendre le temps de toute la classe pour écouter vos explications, pour chercher comment ou pourquoi cela s’est passé et pour fixer une nouvelle échéance. Vous êtes libres de choisir de ne pas me remettre ce travail. Vous n’êtes pas obligés de le faire. Moi, maintenant, je choisis de ne plus travailler avec vous, car je suis dans l’incapacité de suivre votre travail, de voir par exemple s’il reste à l’améliorer. Je trouve que je ne peux plus faire correctement mon métier et je n’aime pas cela. C’est pour ça que je vous demande de prendre votre bureau et votre chaise et de vous installer près du mur. Vous pouvez participer aux activités comme chacun, mais moi je ne travaillerai plus avec vous.

J’ai besoin pour travailler à nouveau avec vous que vous me disiez que vous acceptez que les travaux soient remis à l’échéance prévue et que vous le fassiez effectivement. Vous êtes libres d’accepter ou de refuser cette demande. Dès que j’aurai reçu votre travail et que vous m’aurez dit que vous l’acceptez, je recommencerai à travailler avec vous.

Ils s’exécutent tous deux et déménagent leurs bancs. Je ne sais pas et ne m’inquiète pas de ce qu’ils font, chacun dans leur bulle.

Le reste de la classe est maintenant au travail depuis dix minutes lorsque Caroline vient me trouver : « J’ai retrouvé ma farde avec mon travail. Je suis d’accord de remettre mes travaux à temps de d’y faire très attention. »

Je prends son travail, et l’invite à remettre sa table en place, et à se joindre à l’activité en cours. Je ne lui ai adressé ni remontrance, ni félicitation, ni merci.

À la fin de la récréation de 10h30, Mehdi vient me trouver. « Je voudrais avoir la feuille d’exercices pour la recopier. »

Une demi-heure plus tard, il installe également sa table auprès des autres, et se plonge dans le travail avec un bel entrain.

Finalement, par rapport au début de ce récit, il n’y a pas moins de travaux en retard ou non remis. Mais à présent, je peux vivre sereinement avec cette situation. Pas de punition, pas de sanction, ni de réparation. Et surtout pas d’énervement. Des besoins et des choix, les leurs et les miens. Pour apprendre, découvrir, et chaque jour apprécier que chacun dans cette classe est, d’abord, une personne libre.