Deux femmes sortent des rôles qu’on attendait d’elles. Grâce à elles et aux groupes, chacune à sa façon s’émancipe. Récit et analyse.
Nous appellerons Germaine cette participante à une formation longue, aspirant à enfin obtenir un diplôme. Mais, elle ne participait pas aux réunions de travail du sous-groupe en soirée : mère de huit enfants, elle se sentait indispensable pour les repas et les tâches ménagères transformées ainsi en temps plein. Un double problème se posait : institutionnel, puisque le travail en sous-groupe fait partie du processus formatif, groupal ensuite, puisque rapidement, des tensions clivaient les postures entre ses collègues, certains, empathiques qui souhaitaient accorder des latitudes pour garder Germaine dans le groupe et d’autres qui exigeaient une égalité devant l’effort à fournir.
« Quelle place laissons-nous aux personnes et groupes dominés pour proposer leurs propres méthodes d’émancipation ? »
Un élément a permis de sortir de ce dilemme : le témoignage d’une femme récemment arrivée d’Afrique et relatant la présence des enfants sur les lieux de formation et le déplacement des groupes en formation de village en village.
Fort de ces expériences, le groupe s’inventa une organisation alternative du sous-groupe : tantôt en réunions chez Germaine, tantôt par un suivi effectué avec elle par l’un des collègues.
Au cours de la deuxième année de formation, le groupe décide d’organiser un weekend de travail en extérieur. À la surprise de beaucoup, Germaine avait annoncé à sa famille qu’elle partait en weekend, parce que c’était prioritaire pour elle. Pour cela, elle avait simplement collé un post-it sur le frigo : « Il y a tout ce qu’il faut dans le frigo ! »
À partir de ce moment, ses enfants lui disaient chaque weekend : « Tu dois faire d’abord tes travaux pour ta formation, avant de t’occuper de nous, et il s’agit que tu réussisses ! »
Fatima — nom d’emprunt également — et ses amies ont participé à un atelier hebdomadaire d’arts plastiques. Ce type de techniques, peu habituelles pour elles, s’inscrivaient dans une formation d’alphabétisation. Au départ de récits de vie, analysés et décryptés, elles ont décidé de clôturer la formation par la réalisation publique d’une fresque collective autour du thème du racisme.
Le jour du vernissage, le bourgmestre est intervenu, il les félicita et mit en valeur leur belle intégration. Dans son discours, il remercia aussi l’équipe pour ce projet désormais terminé puisque les subsides obtenus pour ce projet n’étaient pas reconduits.
Fatima avait été désignée pour prendre la parole en lisant un texte écrit en commun dans le cadre de la formation. Soudain, au milieu de son discours elle s’est arrêtée, a quitté son papier des yeux et, en regardant le bourgmestre, a déclaré que la seule chose importante à ses yeux était de maintenir l’activité pour d’autres femmes en engageant d’abord des moyens locaux. Le groupe a soutenu cette digression par une ovation bruyante…
Il s’est bien agi d’émancipation. L’une comme l’autre, elles sont sorties de leur rôle attendu : mère nourricière pour Germaine, porteuse d’une parole cadrée d’apprenante pour Fatima.
Ces modifications de rôles entrainent d’ailleurs des permutations en miroir (les enfants de Germaine devenus pour l’occasion coétudiants, les collègues de Fatima des manifestantes).
On repère aisément que la distinction entre émancipation individuelle ou collective est inepte, les deux sont indissociables et impérativement nécessaires l’une à l’autre. Les pratiques de confrontation, de partage et d’expérimentation sont intrinsèquement présentes dans ces démarches. Le groupe de Germaine a appris du partage de pratiques lointaines, l’attitude de Fatima était portée par une solidarité avec les artistes, mais déjà avec les futures participantes inconnues à ce jour. Cette force acquise s’inscrit ainsi dans un cheminement de la singularité à l’universalité (ici et ailleurs, aujourd’hui et demain).
S’agissait-il d’une méthode ou d’occasions fortuites ? Il m’est arrivé souvent d’assister à des disputes quant à la meilleure méthode émancipatrice ou à sa correcte application.
Nous pensons que ces disputes sont à dépasser dans une réflexion autour des espaces de fragilités et de questions que pose leur application.
Pour en proposer des balises, nous choisissons de nous adosser à des processus de développement de la parole dans l’espace public : les passages par la narration, la prescription et la déconstruction comme bases procédurales d’apprentissage (Hansotte, 2002) auquel s’ajoute le désapprentissage, gage d’émancipation effective.
La narration comme temps d’expression des perceptions, des sentiments d’injustice qui par échanges et partages permettent progressivement l’apprentissage d’une exposition aux autres permettant au groupe de construire son unité, de partager une vision commune : « Je-Nous existons ! »
La prescription, ensuite, qui permet la confrontation, la construction d’une conviction commune et l’expression un idéal rêvé : « Je-Nous exigeons ! »
La déconstruction enfin, qui en questionnant, dénonçant ou parodiant son environnement place l’individu et le groupe dans une posture d’acteur potentiel : « Je-Nous résistons ! ».
Reste en dernière instance, la question de la maitrise de ce processus pédagogique et de la manière de se décaler par rapport à elle en y intégrant des rôles et des fonctions imprévues, susceptibles d’amener des expériences qui sortent des cadres attendus de la programmation du changement et contrecarrent la répétition de la domination : « Je-Nous désapprenons ! »
Dans le cadre d’une démarche portée sur la narration, des limites risquent d’apparaitre devant une attitude de satisfaction sur ces étapes vues comme des apprentissages individuels plus que réellement collectifs. Par un partage de narrations, le groupe se constitue une identité propre qui peut alors devenir un entre-soi confortable plus proche d’une représentation de communauté (vie partagée de semblables) plutôt que celle d’une société (organisation de vie commune entre dissemblables).
Face à ce risque de conformisme, l’acte pédagogique doit se prolonger par une ouverture du groupe à l’extérieur, distinct et différent, permettant de dépasser les évidences (L’expérience vécue en Afrique pour le premier groupe par exemple).
Le processus de prescription, construction d’une parole à partir de colères, révoltes ou solidarités radicales souvent exprimées en slogans (« Balance ton porc ! », « Un Homme une voix ! »…) ou via les rap, slam, etc. peut parfois amener à une forme de marginalisation (jusque parfois extrémisme, complotisme…) On retrouve parfois cela au sein des réseaux sociaux, où on ne fait que démultiplier ses propres aprioris.
Face à ce risque, le travail pédagogique doit pousser à la confrontation avec un groupe différent avec lequel nous devrons discuter, assumer notre propos pour construire des alliances possibles.
Un troisième risque lors d’un travail de déconstruction et de questionnement fondamental est celui du constat d’impuissance face à l’énormité d’une tâche de transformation globale. Ici, l’action d’accompagnement éducatif ou pédagogique peut être d’inciter au développement d’expériences pratiques réussies dans l’espace public. Nous connaissons aujourd’hui nombre de jardins collectifs, d’ateliers citoyens de réparation, recyclage, etc. qui sont autant d’expérimentations positives d’alternatives à des modèles dominants.
Les balises pour dépasser les risques d’incomplétude du travail avec des groupes peuvent ainsi se formaliser en trois questions.
Avons-nous proposé l’ouverture du groupe à l’extérieur, en prenant le risque de l’exposition et en s’obligeant à prendre en compte les autres, dissemblables ?
Avons-nous donné des occasions de construire des partenariats par la confrontation avec d’autres personnes-groupes en assumant notre propre vision du monde ?
Avons-nous enfin soutenu les expérimentations permettant d’assumer effectivement de nouveaux rôles que ceux qui étaient attendus ou évidents ?
Mais la question de l’émancipation se heurte, aujourd’hui, à de nouvelles interpellations qui questionnent nos convictions et nos propres postures de domination.
Car, si depuis longtemps des méthodes pédagogiques émancipatrices sont pratiquées et analysées, la relation émancipatrice suppose aussi de se demander comment et par qui s’évalue cette émancipation et la méthode qui la sous-tendrait ? Et, plus fondamentalement encore, quelle place laissons-nous aux personnes et groupes dominés pour leur permettre de juger, mais aussi de proposer leurs propres méthodes d’émancipation dont certaines qu’on retrouve aujourd’hui sous l’appellation de contre-pédagogies.
Les nouveaux mouvements sociaux qui les portent mettent en doute la capacité de l’autorité pédagogique formelle à apprendre à désapprendre, à laisser remettre en cause son autorité, à permettre la désobéissance, à être dépossédée de ses schémas préétablis d’émancipation.
Cette question peut paraitre insoluble, mais elle est capitale, car elle indique qu’on ne désapprend pas les schémas répétitifs de domination et de suprématisme comme on apprend à être critique vis-à-vis d’eux tout en ayant grandi avec eux. L’intérêt de cette question est qu’elle ouvre à de nouvelles approches des processus pédagogiques, en renvoyant notamment à l’impératif d’ouvrir l’école ainsi que les groupes de praticiens à d’autres acteurs de façon à co-élaborer les trajectoires pédagogiques. Une telle ouverture aurait l’avantage de donner accès à l’expérimentation des résistances en fonction d’autres narrations et d’autres prescriptions que celles préconçues par son orientation dominante…
Quelques lectures
• C. Buchs et É. Bourgeois, « Conflits sociocognitifs et apprentissage », 2011.
• M. Hansotte, Les intelligences citoyennes, Comment se prend et s’invente la parole collective, 2002.
• M. Maesschalck, « De la philosophie des lieux à l’archipellisme. Rencontres décoloniales avec Eboussi Boulaga et Édouard Glissant », 2022.