Lire et écrire : explicite, oui, mais…

Double regard, celui de Patricia et d’Alice, sur deux méthodes — l’une explicitement explicite et l’autre moins — de lecture et d’écriture très utilisées en primaire.

Alice : En lecture, pour les élèves de primaire, beaucoup d’enseignants utilisent et apprécient la méthode de Goigoux et Cèbe, « Lectorino & Lectorinette » pour les P2-P3 et « Lector & Lectrix » pour les P4 à S1, qui explicite les stratégies de lecture. Est-ce une méthode qui entre dans le courant de l’enseignement explicite ?

Patricia : Les outils développés par Roland Goigoux et Syvie Cèbe s’inscrivent dans le courant français de l’explicitation qui s’attache à rendre les enjeux d’apprentissage des tâches scolaires plus visibles, en particulier dans les contextes didactiques fortement centrés sur l’apprenant. Ce courant est né à la suite de la prise de conscience du rôle de l’école dans la production de certaines inégalités d’apprentissage1. Certains élèves échoueraient faute de saisir les connaissances, les démarches et les postures requises, non seulement pour réussir les tâches, mais pour apprendre, ce qui implique de comprendre les démarches qui ont permis la réussite.

« S’autoriser à sortir du scénario prévu, à adapter les activités à son propre style, à ses envies et à celles des élèves. »

Le domaine de la compréhension en lecture constitue un terrain propice aux malentendus de ce type : en effet, prendre la parole pour répondre à des questions sur un texte lu en classe ne suffit pas pour saisir les démarches cognitives en jeu dans la lecture experte. C’est précisément l’intérêt de l’outil « Lector & Lectrix » qui s’attache à expliciter non seulement le but des tâches, mais aussi les connaissances, les procédures et les stratégies utiles pour élaborer la compréhension d’un texte. Celles-ci sont enseignées avant et au moment où elles sont mobilisées afin de les rendre plus disponibles par la suite, en tant que ressources mobilisables dans d’autres situations de lecture. Le rôle de l’enseignant est moins d’enseigner que de faire apprendre en aidant les élèves à mettre en mots leurs démarches cognitives.

Dans la classe

Alice : J’ai utilisé « Lector & Lectrix » pendant plusieurs années avec des élèves de 5e et 6e primaire. Avec certains élèves qui étaient parmi les plus faibles en lecture, j’ai eu l’impression que cela les soulageait, qu’on mette enfin des mots sur ce qui coinçait pour eux, et sur tout ce qu’impliquait cette activité : lire. Jusque-là, c’était sans doute mystérieux… Qu’ils lisent vite ou lentement, certains sont déclarés bons lecteurs et comprennent l’implicite caché entre les lignes, d’autres pas, et les élèves ne savent pas pourquoi !

La première activité de la méthode s’appelle « se faire le film » et c’est déjà un grand pas en avant pour certains élèves qui ont l’habitude de lire sans s’arrêter, même lorsque le sens du texte leur échappe. On lit des textes courts, elliptiques, avec la consigne de « se faire le film » de l’histoire dans la tête. On partage ensuite nos films respectifs et on en discute. « Se faire le film » devient une stratégie qu’on utilise dans d’autres contextes de lecture. À un élève perdu dans un texte, je disais (ou parfois, un camarade disait) : « Reprends ta lecture, fais-toi le film et arrête-toi quand le film n’a plus de sens. » Là, l’élève peut identifier ce qui bloque : souvent un mot inconnu ou une tournure de phrase jamais rencontrée avant.

Dans une autre séquence, on amène les élèves à analyser et verbaliser l’utilisation des marques du dialogue : les deux points, les guillemets, les tirets et toute la diversité des verbes de parole (dire, annoncer, marmonner…). Tout cela, on n’y pense même plus quand on est lecteur confirmé. Mais je me souviens de deux élèves qui ont compris, à ce moment-là, qu’on pouvait se servir de ces marques pour savoir qui dit quoi dans l’histoire : pour eux, c’était une révélation !

Avec ma collègue, nous avions besoin de sortir de la méthode et de lire aussi d’autres choses : des textes que l’actualité amenait en classe, ou de la littérature. On alternait : entre deux séquences de « Lector & Lectrix », on intercalait un cercle de lecture (lecture collective d’un roman, chaque élève ayant son propre exemplaire, entrecoupée de discussions en petits et grand groupes). Souvent, les stratégies apprises étaient réinvesties dans le cercle de lecture, à notre initiative ou à celle des élèves.

À grands pas

Alice : En écriture, j’ai testé la méthode canadienne de Lucy Calkins « À grands pas vers l’écriture de textes ». Là, on est plus dans une méthode labellisée explicite, avec des moments de modelage entre autres. Qu’en est-il ?

Patricia : Effectivement, dans les manuels de Lucy Calkins, la lecture et l’écriture sont enseignées de manière explicite au sens nord-canadien du terme. L’enseignement de l’écriture repose sur les trois grandes étapes de l’enseignement explicite qu’est le modelage par l’adulte des démarches cognitives, la pratique guidée et la pratique autonome.

Ainsi, chaque atelier d’écriture débute par une minileçon très courte (10 min) au cours de laquelle, les démarches cognitives de planification, de mise en texte, de révision ou de correction sont rendues visibles par l’adulte qui montre à la classe l’usage qu’il en fait lorsqu’il produit lui-même un écrit. Différence majeure avec l’outil « Lector & Lectrix », les manuels comportent en plus des grandes étapes de la démarche cognitive à suivre, des exemples de scripts de la phase de modelage durant laquelle l’adulte met un hautparleur sur sa pensée et enseigne à la classe (!). De mon point de vue, ces manuels constituent un point d’entrée sécurisant pour des enseignants désireux de franchir le pas de l’enseignement explicite. Si d’un premier abord, cette formalisation des interventions de l’enseignant peut effrayer, elle ne constitue, à l’instar de toute recette, qu’un point de départ pour une prise en main destinée à des enseignants peu rodés à l’explicitation et la verbalisation de leurs propres démarches cognitives. On sait que les professionnels mettent progressivement les outils à leur propre main à mesure qu’ils en saisissent les fondements et les enjeux.

Soulignons enfin que, loin de simplifier et de morceler la tâche d’écriture en sous-composantes, ces outils proposent une intégration harmonieuse de l’enseignement explicite avec une approche authentique et naturelle de l’écriture via la mise en place d’activités de production d’écrits au quotidien, la production d’écrits personnels et signifiants ainsi que la liberté laissée aux élèves de puiser des sujets d’écriture dans leur vie.

Alice : C’est vrai que les deux méthodes sont des méthodes clés sur porte. C’est sécurisant, cela peut-être enfermant, aussi. Il faut avoir une certaine confiance pour s’autoriser à sortir du scénario prévu, à adapter les activités à son propre style, à ses envies et à celles des élèves.

En utilisant la méthode « À grands pas vers l’écriture de textes narratifs » de Calkins, toujours avec des élèves de fin de primaire, j’ai eu la même impression de mettre des mots sur quelque chose qui, jusque-là, était vécu comme une compétence cachée pour les élèves. Le texte libre, tel que je l’ai pratiqué, m’avait laissée insatisfaite, car avec des enfants de 10-12 ans, il mettait en lumière des écarts énormes entre les élèves qui étaient à l’aise avec l’écrit et les autres qui bloquaient après une phrase. Avec Calkins, les élèves ont d’abord parlé, puis dessiné, puis seulement écrit. Le format est forcément court. Cela a permis à certains élèves de dépasser un blocage. Les minileçons intégrées aux séances d’écriture portaient sur des stratégies d’amélioration des textes. L’enseignant montre en améliorant un texte collectif, avant que chaque élève utilise ces stratégies dans son propre texte. J’ai trouvé cela utile, et les élèves étaient plutôt enthousiastes. Si on ne leur montre pas ces stratégies, on ne peut pas s’attendre à ce qu’ils les inventent. Après tout, nous nous inspirons tous de ce que d’autres écrivent pour parfaire notre écriture. Cela n’empêchait pas la créativité, et le fait d’arriver rapidement à un petit texte satisfaisant a permis à certains élèves de reprendre confiance dans leur capacité à écrire.

Les élèves choisissent leurs sujets et écrivent autant de textes qu’ils le veulent. Il y a des moments de partage prévus. Pour dépasser le côté artificiel de certaines situations d’écritures prévues par la méthode (le texte collectif sur lequel l’enseignant montre les stratégies d’amélioration, par exemple), là aussi je pense qu’il est utile d’alterner avec des moments d’écriture plus libre ou avec des projets d’écriture collectifs, en lien avec la vie de la classe. Pour moi, il est aussi indispensable de faire sortir certains textes de la classe en les socialisant : journal de l’école, blog, lettre… Ces moments de communication réelle donnent du sens à tout le reste, y compris aux moments où on n’écrit que pour soi.

É. Bautier, & P. Rayou, Les inégalités d’apprentissage. Programmes, pratiques et malentendus scolaires, PUF, 2009.

S. Bonnéry, « Scénarisation des dispositifs pédagogiques et inégalités d’apprentissage », Revue française de pédagogie, 167, 13-23, 2009.

C. Joigneaux, « La construction de l’inégalité scolaire dès l’école maternelle », Revue française de pédagogie, 169, 17-28, 2009.