Pouvoir écrire sans être disqualifié pour son orthographe devrait être un droit fondamental. C’est loin d’être le cas. Les inégalités devant l’orthographe sont elles alors à jamais scellées ? Certainement pas ! À condition d’accepter des changements en profondeur. La recherche, qui s’est intensifiée ces dernières années, permet aujourd’hui d’ouvrir de nouvelles perspectives.
Un fossé sépare ceux qui sont à l’aise avec l’écriture et ceux qui ne le sont pas. Le malaise prend souvent sa source dans la peur de commettre des fautes d’orthographe. Les histoires d’humiliation ou de mauvais traitements, en classe ou en famille, sont légion sur la toile et dans les récits de vie. Non, l’apprentissage de l’orthographe n’a jamais été un long fleuve tranquille. Dès lors, la question de l’égalité peut se poser, quand l’appréhension engendre des stratégies d’évitement, voire le refus d’écrire.
Si les enfants de toutes les classes sociales peuvent être atteints par ce mal — la peur de la faute — les enfants des milieux populaires ont une orthographe plus défaillante et leur avenir scolaire et professionnel risque davantage d’en pâtir. Tant que les enfants de la bourgeoisie ne fréquentaient pas les mêmes écoles que les enfants de paysans et d’ouvriers, la question de l’orthographe a pu rester masquée. Les maitres ne présentaient au certificat d’études primaires que ceux qui pouvaient franchir l’obstacle de la note éliminatoire en dictée, jamais plus de la moitié des élèves. On est loin du mythe de toutes les grands mères qui ne faisaient aucune erreur.
La disparité du niveau orthographique selon les classes sociales a éclaté en France dans les années 1970, quand, après la prolongation de la scolarité obligatoire jusqu’à seize ans, tous les élèves se sont retrouvés sur les bancs des mêmes collèges, puis des mêmes classes. Mais l’école n’a pas pu faire grand-chose : elle n’avait pour seule explication que l’origine sociale défavorisée avec son cortège de manques (langue familiale défectueuse, absence de soutien familial, etc.) et pour remède une foi inébranlable en un enseignement fondé sur leçon-exercices et dictée-correction.
L’orthographe française se classe parmi les plus difficiles. L’orthographe lexicale exige de connaitre un mot pour pouvoir l’écrire, car la suite de lettres qui le composent ne peut pas se deviner (mézon ou maison). La plupart du temps, la tâche de mémorisation est dévolue au travail à la maison, où les élèves, munis de quelques conseils, ne trouvent pas tous la même aide.
Quant à l’orthographe grammaticale, elle implique de conceptualiser avec précision les marques comme des phénomènes morphosyntaxiques, et pas seulement sémantiques. Les règles apprises tendent souvent à enfermer l’élève dans sa propre logique. Par exemple, le pluriel est assimilé à une grande quantité (deux bonbon) ; la marque e, c’est pour les filles (elle voie). Ou encore, tout le monde sera récompensé reçoit un nombre variable de s (tous, mondes, récompensés), parce que si on dit tout le monde, c’est plusieurs personnes, et quand c’est plusieurs, on nous a appris qu’il faut mettre un s. Les règles construisent ainsi dans l’esprit du jeune scripteur des représentations utiles dans certains contextes limités, notamment dans les exercices, et bien insuffisantes en production écrite.
Les effets de la complexité se lisent dans les enquêtes comparatives qui proposent la même dictée à des années d’intervalle. Les résultats des élèves sont plus faibles aujourd’hui qu’hier. Certes, sans surprise, ceux des élèves des milieux populaires sont plus dégradés encore. Mais ce sont les mêmes accords qui provoquent le plus d’erreurs chez tous les élèves. Autrement dit, ce qui est difficile aujourd’hui l’était déjà autrefois. Ces effets s’entendent tout autant dans les milliers de justifications recueillies sur les marques de pluriel, de féminin, de verbe : ce sont les mêmes d’une classe à l’autre, d’une ville à l’autre, d’un pays à l’autre[1]Voir V. Baudrenghien, Les fautes d’orthographe, TRACeS 199. https://lc.cx/gnv4. C’est donc la capacité des élèves à un âge donné de comprendre le fonctionnement d’une orthographe grammaticale particulièrement difficile qui se révèle surtout, et moins les défaillances propres aux élèves faibles, défavorisés, ou à tel ou tel système scolaire de la francophonie.
La première conséquence est que l’apprentissage de l’orthographe du français nécessite de très nombreuses années. Il ne sert à rien d’accabler les élèves en comptant ce qu’ils ne savent pas faire et non ce qu’ils ont acquis. Ils ont plutôt besoin d’encouragements, mais aussi d’éclaircissements, quand, ingénieux et pleins de bonne volonté, ils tâtonnent et se fourvoient.
La deuxième conséquence, c’est que les inégalités trouvent dans cet apprentissage un terreau fertile. En effet, les enfants des milieux populaires sont d’emblée désavantagés. D’une part, leurs connaissances lexicales sont souvent bien moindres, dès la maternelle. Or il est impossible d’orthographier ce qu’on ne comprend pas (par exemple, olympide pour eau limpide, lors d’une dictée). D’autre part, l’analyse grammaticale implique une réflexivité dont ils ne sont pas coutumiers, alors que leurs camarades de milieu socioculturel favorisé acquièrent dans leur famille cette attitude, faite de distance par rapport au langage, de questionnements sur les manières de dire[2]Voir notamment les travaux de B. Lahire et ceux de l’équipe Escol.. C’est donc de la responsabilité de l’école de mettre en place des pratiques adaptées.
L’horaire actuel dévolu à l’orthographe, qui n’a plus rien à voir avec celui des époques antérieures, rend les exercices traditionnels peu efficaces pour la mémorisation des mots et la compréhension des notions linguistiques. De nouvelles pratiques, développées depuis une quinzaine d’années, visent à amener les élèves à remettre en cause les conceptions qui les entrainent dans des erreurs persistantes[3]C. Brissaud et D. Cogis, Comment enseigner l’orthographe aujourd’hui ?, Hatier, 2011.. Il en existe de nombreuses variantes, à partir d’une dictée d’une phrase ou deux dont les élèves discutent les marques grammaticales ou les éléments phonographiques réguliers (poison ou poisson). Grâce à l’explicitation de ce qu’ils ont fait, à la confrontation aux points de vue des autres et à l’obligation de fournir des preuves, grâce à l’intervention mesurée de l’enseignant, les représentations des élèves évoluent. On a pu entendre en 1re année de primaire : « Maitresse, je ne suis plus d’accord avec ce que j’ai écrit », ou en 4e année du réseau d’éducation prioritaire : « La semaine dernière, on m’a fait comprendre que tout doit être pareil dans le groupe nominal. » Ce sont bien les premiers jalons d’une transformation consciente qui dépasse la simple correction des marques.
Les élèves construisent ainsi des outils de catégorisation et de vérification. Les formulations explicites du fonctionnement grammatical par l’enseignant, sa bienveillance, sa capacité à comprendre l’origine de leurs erreurs, les dispositifs qu’il met en place, les font peu à peu entrer dans une véritable activité intellectuelle[4]Pour mesurer l’intérêt et les difficultés d’une pédagogie active et explicite : https://goo.gl/G3Joey , https://goo.gl/nswoYe.
Une fois les notions à peu près comprises, la nature du travail change. Il s’agit pour les élèves de mettre en oeuvre l’orthographe dans leurs écrits. C’est un processus lent, dont la difficulté est souvent négligée. Toutefois, il faut en finir avec l’hypocrisie. La complexité de l’orthographe française est telle que personne n’écrit sans commettre d’erreurs, comme le savent bien les éditeurs et comme le montrent tous les jours les courriels, les sites, les affichages, les sous-titres des séries, etc. Les exigences à l’égard des élèves doivent donc rester raisonnables.
La mise aux normes orthographiques ne peut reposer sur la simple injonction : « Relisez-vous avant de recopier. » Elle réclame l’apprentissage d’une méthode minutieuse et progressive, une initiation aux correcteurs numériques et ouvrages de référence (que tout expert utilise), et des raisons d’écrire suffisamment motivantes. La vigilance est une attitude qui se construit lentement.
Peu de scripteurs aiment réviser un texte dans le souci de l’améliorer pour autrui. Mais le ça ne sert à rien, je me comprends s’entend beaucoup plus dans les classes de zones défavorisées. Si l’on veut réduire les inégalités en ce domaine, il faut accorder aux élèves de ces classes un accompagnement soutenu pour qu’ils s’engagent et persévèrent dans une tâche à leurs yeux inutile et ingrate, parce qu’ils ont plus à corriger, et dont les effets ne se feront sentir qu’en fin de la scolarité. L’enjeu est qu’ils ne renoncent pas.
Avec l’avènement du numérique, nos sociétés se sont emparées de l’écrit. Beaucoup de ceux qui n’auraient pas pris la plume autrefois utilisent aujourd’hui les nouveaux médias en dépit du risque d’erreurs. Ce faisant, ils rétablissent l’orthographe dans sa fonction première, celle d’un code minimal assurant l’intercompréhension à distance. À chacun son rôle : aux responsables de publications de proposer des textes impeccables ; à l’école de former à une orthographe la plus proche possible de la norme, mais sans obsession ; aux scripteurs d’orthographier suffisamment bien pour permettre une lecture fluide.
Certes, les difficultés orthographiques ne sont pas les seules causes des discriminations sociales, mais elles y ont leur part. Un statut différent conféré à l’orthographe, des attentes modulées, des démarches pertinentes, ne résoudront pas les problèmes sociaux, mais ils pourront y contribuer. Si l’école ne peut rien contre la condescendance de ceux qui connaissent l’orthographe (ou qui savent comment s’en débrouiller), elle peut agir contre la honte et le renoncement de ceux qui se disent nuls, parce qu’ils peinent à maitriser l’orthographe. On sait aujourd’hui que c’est possible.
Des enquêtes récentes montrent que les élèves, dans le cadre de ces pratiques nouvelles, progressent en orthographe davantage que ceux des classes témoins. Encore mieux : ce sont les élèves dits faibles, souvent d’origine populaire, qui progressent le plus au bout d’un an, comblant en partie l’écart avec les élèves les plus forts au départ. On peut supposer qu’ils comprennent mieux la différence entre ce qu’ils croyaient et ce qui est, et que, reconnus dans l’exercice de leur pensée, ils peuvent enfin sortir de la répétition des erreurs. On peut aussi présumer que les marques grammaticales, en tant que traces des catégories et relations syntaxiques, servent de tremplin pour entrer dans l’abstraction, via cette réflexion étayée sur le langage écrit.
Une bien meilleure orthographe pour tous les élèves ? Le défi peut être raisonnablement relevé.
Notes de bas de page
↑1 | Voir V. Baudrenghien, Les fautes d’orthographe, TRACeS 199. https://lc.cx/gnv4 |
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↑2 | Voir notamment les travaux de B. Lahire et ceux de l’équipe Escol. |
↑3 | C. Brissaud et D. Cogis, Comment enseigner l’orthographe aujourd’hui ?, Hatier, 2011. |
↑4 | Pour mesurer l’intérêt et les difficultés d’une pédagogie active et explicite : https://goo.gl/G3Joey , https://goo.gl/nswoYe |