Personne ne tient tant que ça à ce que les enfants des bidonvilles viennent à l’école.
Les municipalités craignent que cela ne fixe le bidonville, alors qu’elles rêvent de l’expulser. Les parents des autres élèves pensent que cela va faire baisser le niveau scolaire des classes. Les enseignants s’interrogent sur les méthodes pédagogiques à mettre en œuvre avec des enfants qui n’ont ni stylo ni cahier et ne savent pas s’en servir.
Les enfants du bidonville craignent pour leur liberté, et se voient assis, sans bouger, les bras croisés toute la journée. Leurs parents redoutent d’être séparés d’eux.
Et toutes ces peurs sont réelles. Dans notre petite école de Bobigny, en tant que directrice, je lutte au quotidien avec toute l’équipe pour que ces jeunes aient droit à une scolarité.
Il ne suffit pas d’un performatif asséné : les enfants des bidonvilles sont les enfants d’une grande misère sociale que nous pensions avoir éradiquée dans les années 70, avec les grands ensembles et le travail pour tous. Il avait fallu un siècle, à grand renfort de construction d’écoles, avec des lavabos pour se laver les mains, des cours d’hygiène pour apprendre aux parents à nettoyer les enfants, de l’eau chaude au lavabo, des blouses pour éviter de se salir, une médecine scolaire puissante pour vérifier vaccinations et maladies infantiles et traquer la tuberculose, la poliomyélite. On pensait en avoir fini avec cette misère-là.
Les enfants se moquent des petits Roms qui arrivent du bidonville. Évidemment, ce n’est pas bien de se moquer des enfants roms et hop, le vilain qui crie est puni. «Maitresse, il pue, je veux pas être assis là!» Et hop, la chipie est sanctionnée par l’enseignante soucieuse d’une bonne coopération entre les enfants de la classe. Mais voilà, en Conseil de maitres, les adultes se lâchent aussi, car, c’est vrai que Viktor a des poux (comment sa mère pourrait-elle acheter des produits, et surtout comment pourrait-elle faire pour laver des cheveux sans eau?) et, c’est vrai que Simona sent mauvais (les mamans lavent dans l’eau du canal, les vêtements sans essorage ne sèchent pas assez vite, les moisissures s’y mettent). Alors, punir ceux qui s’exclament, car leur attitude humilie les enfants pauvres des bidonvilles, évidemment, mais cela ne suffit pas : il faut régler le problème.
Trouver une association qui va fournir des vêtements propres. Trouver une machine à laver qui va désinfecter le linge moisi. Trouver une douche et des produits pour exterminer les poux. Tout le poids de la scolarisation des enfants des bidonvilles repose sur des normes qui nécessitent des aides extérieures de la part de la municipalité et de la part d’associations.
Dans les années 60, ce n’était pas 300 Roms qui vivaient dans un bidonville, mais 5 000 Algériens à Saint Denis, 12 000 Portugais à Champigny, et les instituteurs de l’époque ont survécu. Ce qui a été fait en 1960, on peut le refaire aujourd’hui.
La place des enfants, c’est d’être à l’école. Ce n’est ni de mendier, ni de travailler, ni de se prostituer.
Ce qui pèse sur la scolarisation des enfants roms, c’est avant tout la misère. Souvent on tente de nous faire croire qu’ils sont voyageurs, qu’ils n’aiment pas vivre dans des maisons, qu’ils ne veulent pas aller à l’école, que c’est leur culture et que c’est comme ça. Ce sont des représentations racistes. S’ils vivent en caravanes, c’est juste parce qu’ils n’ont pas de maisons. S’ils changent de ville, c’est parce qu’ils sont expulsés. Si les enfants sont déscolarisés, c’est surtout parce que les villes refusent d’inscrire les enfants, de les vacciner, de leur fournir les affaires scolaires et les allocations familiales indispensables.
Depuis que des Roms roumains et bulgares sont venus se faufiler dans les terrains inoccupés de banlieue pour y installer des bidonvilles, le gouvernement français ne sait qu’expulser. Les Roms se refaufilent plus loin. Pour être à nouveau expulsés ou avoir une chambre d’hôtel que l’État paye a des prix invraisemblables. Trois nuits ici, et quatre là-bas, ballotant enfants et familles dans des zones industrielles, loin de tout, empêchant toute scolarisation, toute prise en charge sociale et sanitaire. Parfois, un ministre a une idée de génie : leur donner de l’argent pour qu’ils rentrent en Roumanie ou en Bulgarie. Alors les Roms prennent l’argent et reviennent le lendemain, car le gouvernement a juste oublié qu’il n’y a plus de frontières… Le prix de cette politique est énorme, et ses bénéfices nuls. On crée de futurs déclassés, des enfances meurtries et handicapées faute de soins.
« Ce qui pèse sur la scolarisation des enfants roms, c’est avant tout la misère. »
Dans mon école, nous nous sommes retrouvés avec trois grands bidonvilles dans notre secteur scolaire. Nous avons dû nous adapter. Trouver le moyen de permettre aux enfants de se doucher, d’avoir des vêtements qui ne sentent pas le moisi et la fumée de bois. Trouver le matériel scolaire et être capable de le refournir le lendemain des expulsions. Trouver les fonds pour les tickets de bus pour ceux qui étaient relogés dans des villes qui ne voulaient pas d’eux. Trouver des soutiens charitables qui aident à financer. Faire face aux incendies des bidonvilles et à la mort d’une élève. Chercher chaque jour des solutions à des problèmes insolubles.
Dans une école, il n’est jamais facile de faire en sorte que les enfants coopèrent. Les parents, devant l’école, leur recommandent de ne pas parler aux musulmans, de ne pas jouer avec les noirs, de ne pas toucher les Roms, de se méfier des Chinois. Et pas seulement les parents blancs. Non, les parents chinois ne veulent pas d’amis noirs, les parents turcs ne veulent pas d’amis haïtiens, les parents africains ne veulent pas d’amis roms…
La coopération est une construction patiente qui suppose qu’elle soit aussi bien et méthodiquement préparée que l’apprentissage de la lecture en CP ou des problèmes de mesures en CM. On ne peut pas exiger des enfants qu’ils coopèrent si on n’a pas pris le temps de construire patiemment des temps collectifs, du travail
d’équipe, de l’entraide, du tutorat, des jeux de coopération, des entrainements progressifs, des courses de relais, des jeux de société, de l’acrosport, et des travaux où les scores
sont comptés pour l’équipe. Et c’est pas juste, car dans l’équipe de Marcel, il y a un enfant chinois qui ne parle pas encore en français, et alors il fait perdre… Comment faire ? Les enfants ont vite trouvé qu’en se mobilisant à quatre, ils allaient l’aider à apprendre plus vite : Kévin l’a invité chez lui pour jouer, Mohamed lui a proposé d’aller faire du vélo avec lui et ses parents le WE, hop hop hop, l’entraide a permis à Bin-Bin de progresser plus vite que son ombre et l’équipe a marqué à nouveau des points… Car il n’y a pas que les enfants roms qui posent problème dans les écoles de banlieue. La coopération, c’est bon pour tout le monde.
Mélisa, cette petite fille habillée en violet, au regard lumineux, s’est éteinte à tout juste huit ans, dans l’incendie de ce bidonville, alors que la France a mille fois les moyens de loger tout le monde. Il suffirait de reprendre la construction de logements sociaux.
Malgré tous nos efforts, des enfants ont été expulsés. Des enfants ont été transférés dans des classes pour enfants handicapés, car le défaut d’hygiène avait fini par créer des séquelles. Des enfants ne sont pas revenus et personne ne savait où ils étaient partis. Il n’y a pas que des victoires. L’important, c’est de ne pas baisser les bras. C’est un peu Sisyphe, avec une montagne et un caillou qu’on ne cesse de remonter pour le regarder dégringoler. Mais ce n’est jamais vain. Même les enfants qui n’ont eu que peu de scolarité, mais qui en gardent un bon souvenir, on a l’espoir qu’à leur tour, ils se battent davantage pour scolariser leurs enfants. Il faut savoir imaginer des progrès qu’on ne verra peut- être pas, mais qui se sont ancrés par notre travail. Le plus dur, c’est de faire face à la morgue des institutions, au mépris de la hiérarchie de l’Éducation nationale qui voudrait une politique du chiffre et qui regarde les évaluations de l’école pour dire : « Ils sont faibles, vos élèves, plus faibles que ceux des autres écoles. » Ben oui, les élèves qui ont des logements ont de meilleurs résultats que les élèves qui n’en ont pas. On le sait depuis avant Victor Hugo.
Pendant des décennies, en France, la gauche et la droite étaient fières de leur école publique, fières de construire des grands ensembles, pour sortir la population des baraquements et des bidonvilles, heureux de mettre le chauffage dans tous les logements et de mettre des salles de bains et des WC partout. Le progrès social avançait, l’espérance de vie augmentait. Les bidonvilles des Roms préfigurent ce qui pourrait arriver si nous faisions le chemin à l’envers. Nous avons fait tout notre possible pour que les enfants soient stabilisés dans un secteur scolaire, et puissent avoir la scolarité la plus normale possible. Des manifs, des sittings, des réunions, des explications. Mais, ce qui est important, c’est la constance qui fait, qu’à la fin, les enfants, les parents font confiance à l’école, se détendent et s’autorisent à apprendre…
Deux petits films de 15 minutes chacun gratuitement sur le net. Ils peuvent servir à expliquer, à former, à aider :
« Scolarisation des enfants Roms mode d’emploi »
On a participé à l’émission « Les pieds sur Terre »