Maitre Désir

Tout contrôler, tout prévoir, tout anticiper, tout maîtriser y compris ma certitude que c’est comme ça que machin doit être et travailler pour réussir (mais c’est quoi ça au juste ? avoir 5/10 ?)
Tout contrôler, tout anticiper, tout maîtriser, tout prévoir, y compris les réactions qu’auront X ou Y, ce qu’ils penseront, feront, rateront.
Tout contrôler, tout prévoir, tout maîtriser, tout anticiper, y compris ce qu’ils penseront de moi, me diront, me feront. Mais pourquoi ce besoin, cette envie, cette façon d’être et de faire ?
Est-ce pour me rassurer, me dire que je suis un bon prof, si je pense à tout et prévois tout ?
Est-ce parce que j’ai peur d’avoir le bordel dans la classe ?
Est-ce parce que j’ai peur du regard sur moi, regard des élèves, regard des collègues, regard de l’autorité, regard de ceux que je crois modèles conformes ?
Ou l’envie de maîtrise provient peut-être aussi de motifs qui remontent à bien plus loin, motifs imprimés en moi comme autant de signes à peine déchiffrés parce que souvent inconscients.
Si je tente de lire, je me souviens d’abord d’autres champs d’investigation : – la toute-puissance comme moment d’enfance ; l’enfant y croit. Il m’en reste sans doute des traces. – la maîtrise comme attitude proche de certaines attitudes scientifiques : la quasi certitude que tout peut s’observer, tout peut s’analyser, tout peut s’expliquer rationnellement alors que ailleurs un autre maître existe et agit souvent à mon insu : je voulais les laisser faire ces élèves ou ces adultes en formation et pourtant j’interviens…
Quelque chose me pousse venu d’où ? Quelque chose de l’ordre de l’inconscient que je pourrais questionner si je veux. Est-ce l’envie d’exister, de m’imposer ? Est-ce encore la peur ? Cette fois la peur de perdre un pan de mon identité de maître, enseignante, formatrice… Pendant un temps, par peur de prendre cette place-là, j’attendais, j’écoutais. Timidement quitte à me gommer. Ensuite j’ai cru devoir faire comme ce que j’avais vu faire : tenter de maîtriser un maximum. Maîtriser pour être dans l’ordre de l’école et des images attendues. Moi qui suis désordonnée et bohème de nature ou de culture, j’ai cru que là, à l’école, fallait que j’ordonne tout mais pourquoi et à l’ordre de qui ?
Sceptique encore et ne le sentant pas pour moi comme vrai moteur…
Et puis j’ai réalisé que ce que je croyais être un handicap pouvait être un atout : être en attente, ouverte à la surprise, même avec un peu de peur puisque jamais n’est prévisible ce qui chez l’autre fera moteur. Être en attente active. Mettre en place des temps, des lieux où recueillir les eaux qui coulent. Les structurer. Mais à l’intérieur de ces lieux et de ces temps, ne pas trop prévoir la teneur de ces eaux. Me laisser surprendre, me laisser prendre en décidant que c’est seulement décomplétée que je peux être maître. Un maître décomplété, un dé-maître afin que se démette la folie des certitudes et que chacun puisse y mettre dans ses espaces d’apprentissages ce qui le rend maître, lui. Cela je ne le sais pas. Je n’en saurais jamais rien puisque c’est notre in-su qui est notre maître.
Je peux être à l’écoute de toutes sortes de signifiants qui vont titiller les uns et les autres, mettre en place des machines à désir avec eux mais c’est tout. Et à part ça, ne pas céder sur mon désir. Je ne peux rien faire d’autre. Le reste est aux mains de chaque autre, à son insu.

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