Manches retroussées

Que l’on choisisse une approche académique ou son contraire, les enfants dont nous avons la responsabilité sont imprégnés de nos pratiques et des valeurs qu’elles représentent. Cette imprégnation est bien souvent inconsciente. L’évolution de ma pratique, elle, est bien le fruit d’une prise de conscience.

Petit retour en arrière afin d’expliquer les changements pédagogiques que j’essaie de mettre en place, depuis la rentrée, dans ma classe de 5e et 6e primaires.
En septembre 2014, je me suis retrouvé face à un élève inédit, particulier. Albert, qui a eu un parcours scolaire assez difficile avant d’arriver dans ma classe, est parvenu à battre tous les records du nombre d’erreurs à la dictée non préparée.
Après une première dictée avec 60 erreurs, il est même passé à plus de 80 lors de la troisième semaine. Me voilà donc à me lamenter sur son cas : « Je ne peux rien y faire. Les parents savaient bien. » Etc. Alors que j’abandonnais Albert à son triste sort, mon épouse me glissa que, même si je n’avais pas l’impression d’avoir beaucoup appris à l’école normale, je lui rappelais souvent, au début de ma formation, que c’était pour les élèves en « difficulté » que je devais faire le maximum, les autres s’en sortiraient de toute manière.

Des rencontres

Fort de ces premiers éléments, je me suis laissé surprendre par une conférence gesticulée1. Celle-ci a révélé, à mes yeux, toute une série d’injustices et de failles dans le système scolaire. Elle montre de nombreux côtés absolument inacceptables de ce qu’est l’école, comme machine à fabriquer des copies conformes incapables de s’émanciper et au destin tout tracé.
Complètement chamboulé par Albert et le lien que je faisais entre lui et la conférence de Frank Lepage, je me suis mis à chercher de l’aide. Je suis rapidement tombé sur « La maison des enfants », son directeur et un tas de personnes qui pensent qu’il faut proposer une école différente. De fil en aiguille, j’ai rencontré ces personnes, j’ai lu et beaucoup réfléchi et j’ai choisi de changer mes pratiques scolaires. Ces réflexions m’ont amené à mettre en place de nombreuses nouvelles pratiques dans ma classe. Je vais tenter ici de les décrire et de les critiquer.

La note pour (d) évaluer

Ces constats se sont passés sur un temps très court et ont été tellement forts pour moi que je n’ai plus pu continuer à faire l’école comme avant. En juin de l’année précédente, j’avais complètement busé un gamin qui n’y arrivait pas et j’avais préconisé son redoublement, fort de mes moyennes et de ses points qui montraient objectivement son incapacité à faire ce que je lui demandais.
Et là, tout à coup, je me retrouvais piégé. Ces notes scolaires ne me montraient plus son incapacité à lui, mais, aussi et surtout, mon incapacité à l’aider à progresser.
J’ai donc progressivement supprimé les notes pures et dures et proposé, lors de cette année de transition, que chacun puisse recommencer jusqu’à ce tout le monde y arrive. Pas toujours facile à gérer, évidemment, parce certains n’y arrivent toujours pas au bout de 3 semaines alors que d’autres y parviennent presque instantanément. Bref, j’étais face à de grosses difficultés à faire avancer le groupe comme un bloc. Première impasse.

Les apprentissages en trios

J’en suis maintenant convaincu, les enfants apprennent tous à un moment différent. On peut se mettre en tête qu’ils sauront tous lire en fin de deuxième primaire ou qu’ils écriront sans faute en fin de sixième. Ce n’est jamais vrai. Il existe autant de nuances que de personnes. Alors, plutôt que de vouloir leur faire faire tous la même chose au même moment, plutôt que de vouloir qu’ils apprennent tous ceci ou cela pour telle date, j’ai choisi d’étaler les apprentissages « importants » — encore faudrait-il me donner une liste claire et ce ne sont ni les socles ni les programmes qui m’aident réellement — sur les deux années en refaisant un maximum de boucles sur certains points qui seront donc abordés de manière régulière sur le cycle. De plus, dans la majorité des activités d’apprentissage, j’essaie de placer les enfants dans des situations complexes, de manière individuelle et ensuite en trios, avec une publication de leur recherche à la clé (une affiche, un mini exposé d’une minute).

Les dictées en groupe

J’ai fait de même avec les dictées. Auparavant, je plaçais les enfants seuls et je les laissais se débrouiller, avec très peu d’indices. Maintenant, après un temps individuel de 15 minutes pendant lequel chaque enfant doit se mettre en recherche, je forme des trios qui changent chaque semaine, et ils recopient la dictée avec obligation de regarder ce que les autres ont fait.
Toutes les questions sont autorisées et chaque enfant progresse au contact des autres. Au final, je corrige les textes des trios, ou pas. Je propose à chaque enfant de reprendre sa copie et le texte original et, parfois, de choisir 10 apprentissages réalisés pendant cette dictée. L’enjeu est que l’entraide devienne la règle et que les apprentissages soient valorisés plutôt que de pointer les erreurs.

Le portfolio

Alors qu’en juin passé, j’avais décidé de sanctionner les apprentissages par une cote unique qui était de 6, 7 ou 8 sur 10 (celle-ci ne correspondait en rien à une moyenne, mais plus à une tendance sur base d’une épreuve donnée), cette année, j’ai choisi de ne plus proposer de notes dans le bulletin. Je n’ai donc pas rempli de bulletins, mais j’ai demandé aux enfants de constituer un dossier d’apprentissage qui regroupe des travaux réalisés en classe tantôt avec des consignes très fermées, et tantôt très ouvertes. Ces documents montrent certains de leurs apprentissages importants dans telle ou telle discipline, ils sont accompagnés de leur analyse qualitative ainsi que de la mienne.
Dans la mesure où c’est la première année que je propose cette alternative, j’ai peu de recul. Je reste persuadé qu’il n’y a pas de recette et qu’il faut éprouver une telle approche en la réalisant.
Le point fort du portfolio, c’est qu’il donne un regard étendu sur plusieurs semaines. Celui-ci n’est plus posé en comparaison avec d’autres, mais bien par rapport à l’enfant lui-même. J’ai constaté peu de temps avant la remise du portfolio que certains voulaient recommencer des traces qu’ils ne trouvaient pas (ou plus) satisfaisantes. Concrètement, je me souviens d’un enfant de cinquième qui a voulu recommencer un document personnel sur les polyèdres qu’il avait commencé quelques semaines plus tôt. Il n’avait pas trouvé utile de continuer son document, mais, au moment de le rendre, il en a eu envie. Je trouve intéressant de laisser faire des erreurs et de prendre le temps de revenir dessus. Au-delà du contenu, la démarche que l’enfant fait dans l’appropriation du savoir et sa manière de le montrer sont très importantes.
Pour moi, l’enjeu primordial, c’est qu’on ne compare plus la « performance » de l’enfant à celle des autres, mais bien par rapport à lui-même. Cela signifie que cet outil permet, autorise et encourage la progression. Mais c’est aussi, revers de la médaille, un outil qui demande de l’engagement pour produire des traces dont le contenu est de qualité. Certains enfants, habitués à la pratique des contrôles notés hebdomadaires ont besoin de plus de temps pour entrer dans ce genre d’approche qui demande aussi une tout autre attitude lors des activités d’apprentissage en classe.

Ça ne les empêche pas d’apprendre

Dans ma classe, un enfant s’est un peu laissé vivre depuis septembre. Il est très absorbé par ses pensées et son implication est souvent faible voire nulle. Résultat, son portfolio reflète actuellement cet état, il est d’une qualité moindre que celle des autres. Mais il va pouvoir encore progresser. Si j’en reste là dans mon analyse, je me contredis vu que je le compare aux autres.
Étant donné les circonstances, la réaction des parents n’a pas été très positive et j’ai plutôt été malmené. J’ai d’ailleurs eu la très mauvaise idée, pour parler le même langage que les parents, de dire que s’il avait eu des points, ceux-ci n’auraient pas été très bons. Ses parents ont pris peur et je n’ai pas su les rassurer. Comment se faisait-il qu’il travaillait moins bien alors qu’il avait de « bons points » avant ?
Une pratique différente nécessiterait une bonne argumentation. Je suis convaincu, je sais pourquoi j’ai proposé une approche différente, mais je n’ai pas les arguments pour rassurer les parents. Ils restent démunis et peuvent donc légitimement avoir des craintes puisque les notes, elles, les rassuraient. Finalement, j’ai rencontré la maman et je lui ai expliqué comment et pourquoi je travaillais comme ça. Je lui ai montré les limites des notes scolaires et en quoi elles ne poussaient pas réellement à s’améliorer, mais à se contenter d’avoir de bonnes notes. Je lui ai d’ailleurs montré que les « bonnes » notes de son fiston étaient loin de ce qu’elle y voyait.

« L’autre est toujours une source pas un obstacle » (Albert Jacquard)

En fait, on en revient à cette notion du temps de l’apprendre. Chacun à son rythme. Sauf que des pratiques, telles que la notation scolaire et l’individualisme renvoient parfois une réalité plus dure : « J’ai pensé pour toi ce que tu devais savoir. Tiens, voilà la feuille, c’est comme sur la synthèse, rebouche les trous. » Et n’apprennent que ceux qui n’ont pas besoin de nous pour cela.
L’autre jour, j’ai vu un enfant de 6 ans installer, pour de bêtes exercices de lecture, une farde entre lui et sa voisine pour qu’elle ne puisse pas copier. Interpelant, non ? À mes yeux, apprendre c’est donner aux enfants des outils pour qu’ils apprennent ou soient capables d’apprendre toute leur vie grâce aux autres. 