Manuels et socioconstructivisme ?

Les élèves de Suisse romande vivent un enseignement des mathématiques basé sur des moyens d’enseignement communs de la première primaire à la neuvième (troisième année secondaire en Belgique).

TRACeS de Changements a rencontré Aldo Dalla Piazza, professeur de mathématiques, ancien professeur de didactique des mathématiques à l’université de Berne et directeur d’un gymnase (secondaire supérieur). Nous lui avons posé quelques questions quant aux moyens 7-8-9 (notés M7-8-9 dans la suite).

TRACeS : « M7-8-9 » c’est une collection de manuels ?

ADP : Plus que cela, c’est une collection comprenant :

  1. Un manuel de l’élève où les matières sont réparties en cinq fascicules de cent à cent cinquante pages (Nombres et opérations ;Géométrie ; Calcul littéral ; Fonctions, Logique et raisonnement ; Grandeurs et mesures, Analyse de données) accompagnés d’un Aide-mémoire ;
  2. Un livre du maître Méthodologie et commentaires en cinq volumes correspondant à ceux de l’élève, accompagnés d’un fascicule Structure et organisation qui présente les conceptions pédagogiques et didactiques de la collection ;
  3. Un support électronique pour les élèves et les maîtres.

Ces ouvrages sont édités par les autorités scolaires de Suisse romande ; tous les maîtres et élèves les reçoivent ; il n’y a pas de manuels concurrents, chaque professeur pouvant cependant utiliser d’autres sources d’activités, collection personnelle d’exercices, problèmes d’anciens manuels, …

L’originalité de cette collection réside dans le fait que chacun des ouvrages couvre trois années d’enseignement et qu’elle est commune à toutes les filières de l’enseignement du secondaire inférieur en Suisse romande où les élèves sont « orientés » dès onze ou douze ans, selon les cantons. 03-Illu.jpg

TRACeS : Certains peuvent reprocher à « M7-8-9 » de comporter trop d’activités et pas assez d’exercices.

ADP : Bien sûr ! D’ailleurs, dans le texte, le terme « exercice » est systématiquement absent et remplacé par le vocable « activité d’entraînement ». Je crois que c’est là un grief à prendre très au sérieux et qui va au-delà du choix des termes et d’une simple guerre de tranchée entre deux positions opposées autant que caricaturales : drill d’un côté, découverte et construction de l’autre.

Bien sûr le drill n’est pas la panacée et il est facile pour le condamner en bloc de récolter des exemples nombreux et aisément critiquables dans des manuels teintés durant des dizaines d’années du behaviorisme le plus pur.

Bien sûr, il est facile de montrer du doigt nombre d’ouvrages, les manuels anglo-saxons semblent ici les plus obstinés, dans lesquels la pensée mathématique est de fait absente, remplacée par la maîtrise progressive, acquise pas à pas, de manipulations découpées en tranchettes, démarche qui au bout du compte vide de tout sens le sujet sur lequel elle porte.

Mais il est tout aussi faux de renoncer au développement de la maîtrise de certains outils et il est probablement vrai que cette maîtrise s’acquiert pour certains d’entre eux par l’exercice, systématique et répété.

Si l’on ne sort pas d’une polarisation naïve, jamais on ne rendra justice à la réalité : les enseignants font la part des choses. Ils ajoutent des exercices là où ils le jugent nécessaires et M7-8-9 leur offre une multitude d’activités leur permettant d’intégrer dans leurs démarches des approches pertinentes réalisées par le biais de la résolution de problèmes.

TRACeS : Un vieux débat, cette question d’exercices, son intensité et les formes à lui donner ?

ADP : Il y aurait beaucoup à faire pour le développement d’une théorie de l’exercice. Certains autour de Wittmann [1]E.C. Wittmann & G.N. Müller, Üben im Lernprozess, Handbuch produktiver Rechenübungen, Band 2 (pp. 175-182), 1990, Stuttgart,Klett & Balmer., à Dortmund, s’y sont plongés avec un certain succès. Il y aurait quelque chose à apprendre de leurs démarches tant il est vrai que le problème ne peut pas être réglé simplement en remplaçant le terme d’exercice par celui d’activité d’entraînement.

TRACeS : Prenons maintenant la question de la structuration de la matière, en termes de chapitres mathématiques.

ADP : M7-8-9 est à la fois à l’opposé des maths modernes et des pratiques actuellement majoritaires dans l’enseignement gymnasial parce qu’on n’y trouve pas de théorie. On n’y construit pas et on n’y présente pas explicitement des théories. C’est là je crois un parti pris de la collection, lié aux choix didactiques des auteurs et à leur manière d’appréhender le socioconstructivisme.

On peut par exemple regretter que les nombres n’y sont pas présentés en catégories claires, selon des distinctions classiques : naturels, entiers relatifs, rationnels, réels. Les nombres y apparaissent tels qu’on peut les rencontrer ici et là, en un magma précédant toute systématisation. Des nombres naïfs en quelque sorte, qui surgissent tels quels au détour des activités proposées.

Le point de vue peut se comprendre dans une approche constructiviste, qui plus est, une approche dans laquelle on tient à faire intervenir le monde concret dans lequel l’élève est supposé se mouvoir hors de l’école et à l’école. Il y a beaucoup à dire sur cette question et sur ce choix. Mais je m’en tiendrai à observer deux choses.

D’abord, c’est un parti pris. Et il est pris explicitement. Cela dit, il heurte notre point de vue de mathématiciens. C’est indubitable. Nous devons toutefois réfléchir à la question en revêtant notre habit d’enseignants de mathématiques plutôt que celui de mathématiciens, d’une part, en nous imaginant face à des élèves plus jeunes que ceux auxquels nous sommes habituellement confrontés et qui n’appartiennent de loin pas tous à la catégorie de nos futurs élèves, d’autre part, puisque la collection s’adresse bien à tous les élèves de septième, huitième et neuvième, toutes filières et toutes options confondues.

La seconde observation que j’aimerais faire c’est que je ne peux pas m’empêcher de penser, même ainsi, que ce point de vue peut constituer un obstacle, ou à tout le moins un risque, sur le chemin de la conceptualisation mathématique. D’autres didacticiens socioconstructivistes voient d’ailleurs les choses différemment des auteurs. Ils construisent leurs environnements d’apprentissage sur des contextes et des questionnements clairement intra-mathématiques. Et ils dirigent explicitement la synthèse du savoir qui en émerge.

TRACeS : On peut pointer une opposition entre les tenants de Freudenthal et des mathématiques concrètes, d’un côté, et ceux de Wittmann et de son approche centrée sur la dynamique interne aux mathématiques, de l’autre [2]E.C. Wittmann, Von Plato bis Piaget, In F. Rapp Ed., Die konstruierte Welt : Theorie als Erzeugungsprinzip, Vol. 6 (pp. 37-55), 1997, Dortmund : project verlag. H. Freudenthal, Theoriebildung zum … Continue reading ?

ADP : De mon point de vue, s’il n’y a pas établissement d’un cadre mathématique clair et suffisamment rigoureux, bien des questions, bien des problèmes, bien des développements et bien des constructions deviennent impossibles. La dynamique interne des mathématiques et des symbolismes qu’on y développe nécessite un tel cadre pour se développer.

Qui a raison ici ? La question est autant épistémologique que didactique. Et je ne pense pas qu’il soit facile de la trancher. Mais j’estime qu’elle vaudrait la peine d’être discutée à fond, en toute conscience.

TRACeS : Comment se fait la gestion de la construction du savoir mathématique chez l’élève avec un outil comme « M7-8-9 » ?

ADP : Il faut insister sur un point : le moyen d’enseignement est écrit pour des élèves qui sont sensés être engagés individuellement, de manière intime et profonde dans la construction de leur savoir mathématique. C’est le point de départ choisi par les auteurs. Ils ne sont pas seuls à penser l’apprentissage ainsi aujourd’hui. Mais cette manière de concevoir la chose induit inévitablement que le manuel donne un sentiment étrange à celui qui possède déjà ces savoirs et qui aimerait qu’il les présente d’une manière synthétique, cohérente, construite et conforme à la structure des mathématiques.

C’est là probablement une explication de la gêne que nous ressentons nous autres en prenant ces livres en main. Sur ce point, l’approche assumée par les auteurs est en effet en forte opposition avec la majorité des manuels usuels, qui s’adressent toujours quelque part presque autant aux pairs des auteurs qu’au public-cible : les apprenants.

TRACeS : Là se pose la question la plus délicate concernant ce moyen d’enseignement, et d’autres de la même génération avec lui : un apprentissage basé de manière massive voire quasi exclusive sur la résolution de problèmes peut-il satisfaire aux exigences de cohérence interne des mathématiques et permettre la construction cohérente des savoirs ?

ADP : Si l’on insiste sur le terme « de manière quasi exclusive », ma réponse est claire : non, il ne le peut pas. Si l’on parle de la résolution de problèmes tirés du concret ou appartenant au monde réel des élèves, ma réponse sera encore plus fulgurante : non, il ne le peut en aucun cas !

Résoudre des problèmes issus d’un tel cadre ne permet pas de rendre compte de la cohérence de la structure des mathématiques. Bien plus souvent la structure naît des questions qu’on pose sur elle lorsqu’on est plongé en elle. Ce qui explique soit dit en passant le nombre d’activités dans ces moyens d’enseignement qui n’en sont de fait pas vraiment, dans lesquelles les auteurs ont bien dû habiller et travestir un peu des questions à caractère fondamentalement théorique pour en faire des activités à couleur concrète et pratique. Le subterfuge n’échappe probablement pas aux élèves.

Permettez-moi de le répéter : la structure naît des questions qu’on pose sur elle lorsqu’on est plongé en elle. C’est l’interrogation sur la structure qui donne sa cohérence à la structure. Et la cohérence de la structure mathématique est bien un fait fondamental et caractéristique des mathématiques.

L’enseignement des mathématiques ne peut faire l’économie de souligner ce fait et il ne peut le souligner qu’en s’appuyant sur l’intérieur des mathématiques. Ce qui présuppose en outre une certaine maîtrise des opérations et des objets mathématiques concernés. Cette maîtrise s’acquière par un travail et un exercice, tous deux dirigés de manière ciblée.

TRACeS : Et quel rôle reste à jouer par les enseignants ?

ADP : L’enseignant doit diriger les activités, mener les synthèses, et dégager les éléments qui deviendront théorie et structure mathématique. Il lui incombe d’apporter finalement aux questions posées aux élèves ou par les élèves la réponse officielle qui leur est donnée par les mathématiciens et les mathématiques.

Il serait naïf de croire que le savoir s’engendre de manière spontanée pour peu que le terreau ait été bien ensemencé et que les pièces à assembler aient été grosso modo réunies. Les socioconstructivistes de presque tous bords le savent, à l’exception peut-être de quelques extrémistes libertaires qui aimeraient retirer aux maîtres leur rôle crucial. Il est cependant vrai que c’est malgré tout souvent justement là le mauvais procès qui est fait aux socioconstructivistes : ils croiraient à la génération spontanée du savoir et professeraient cette position dans un acte de foi romantique !

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 E.C. Wittmann & G.N. Müller, Üben im Lernprozess, Handbuch produktiver Rechenübungen, Band 2 (pp. 175-182), 1990, Stuttgart,Klett & Balmer.
2 E.C. Wittmann, Von Plato bis Piaget, In F. Rapp Ed., Die konstruierte Welt : Theorie als Erzeugungsprinzip, Vol. 6 (pp. 37-55), 1997, Dortmund : project verlag.

H. Freudenthal, Theoriebildung zum Mathematikunterricht, Zentralblatt für Didaktik der Mathematik 3, 1987,(pp. 96-103).