Marc WILMOTS et la Révolution française

J’aime deviser avec mon ami Pierre, chirurgien cardiaque, issu de familles d’ambassadeurs et de notaires. On refait souvent le monde autour d’un verre ou deux.

Je me souviens d’une discussion qui tournait autour des troubles endémiques en Haïti suite aux élections de 2000. Pierre argumentait que la population d’Haïti n’étant pas instruite, il voyait mal comment elle pourrait se choisir des représentants. Le désordre politique résultait de cette population en mal d’instruction. Un pouvoir fort était un mal nécessaire pour rétablir l’ordre et organiser le pays ; une fois la population instruite, une démocratie saine pourrait se mettre en place : « Regarde, me dit-il, à la Révolution française,“Apprendre des histoires qui dérangent nos certitudes…” la démocratie tourne très vite à la Terreur. Pour moi, c’est parce que Louis XVI, avec ses cahiers de doléances, a fait croire au peuple que son avis l’importait et que ce dernier a cru qu’il pouvait gérer le pays, mais il n’était pas prêt. »

On se raconte tous des histoires

Je déteste faire des cours d’histoire clairs et nuancés après trois verres de bière, mais cette version arrangeait bien mon ami et il avait retenu de ses cours d’histoire les éléments utiles pour vivre dans son monde. BOUDON appelle cela la rationalité de position. Son instruction et sa position sociale l’incitent à privilégier un modèle : la démocratie aux gens instruits. « Tu sais, lui répondis-je, l’instruction n’est pas suffisante pour installer une démocratie. _ Regarde Hugues (un ami commun), il a fait cinq ans de psycho et ce n’est pas le dernier des ignorants, il a pourtant voté pour Marc WILMOTS… parce qu’il est bon au foot. » Silence ! Pierre finit son verre un peu mal à l’aise, moi aussi !

Ici, l’Histoire nous donne raison à tous les deux : c’est toujours la foire en Haïti et Marc WILMOTS a vite jeté l’éponge au Sénat. Et pourtant… Ce que Pierre reproche à la population d’Haïti, je le reproche, moi, à Marc WILMOTS.

Faut-il un minimum d’instruction pour ne pas voter comme un con ? Quel type d’instruction faut-il, dans une société démocratique, pour avoir « le pouvoir de… » plutôt que « le pouvoir sur… » ?

Ne pas être victime de l’histoire des autres

Mon ami Pierre n’est pas le seul à user de l’histoire pour légitimer son univers mental et social. Contrairement à la sociologie qui se fait peu vulgaire, il est un historien en chacun d’entre nous. Cette capacité de se souvenir donne à l’homme le pouvoir de se positionner dans son présent et d’anticiper pour le futur, non pas pour le deviner, mais pour le prévoir. Chaque individu, dans sa vie individuelle et collective, repère des évènements marquants ; non parce qu’ils sont à l’origine de quelque chose, mais parce qu’ils ont une signification dans ce qu’il est aujourd’hui. Et au cours de sa vie, son livre d’histoire évolue. _ Pour ce qui est de l’histoire individuelle, la psychologie permet parfois de prendre du recul face à ces évènements si marquants, voire enfermants. Pour l’histoire collective, si l’on veut ne pas être en proie aux mythes que les autres acteurs sociaux véhiculent, il est bon d’avoir ses propres repères et d’être outillé par les sciences humaines.

L’histoire se suffit à elle-même

La difficulté pour la didactique de l’histoire de se pencher sur l’articulation savoirs/compétences réside dans deux représentations bien ancrées. D’une part, l’histoire est depuis longtemps dans le cursus de l’école et sa légitimité comme discipline n’est pas remise en cause. On fait disparaitre du programme de Sciences humaines des notions liées aux Sciences sociales sans autre forme de procès, alors qu’on garde intact le rôle de l’histoire dans la formation des adolescents sans se poser la question de son bienfondé. Les sociologues s’insurgent et les historiens se taisent, satisfaits de conserver leur boulot pour un siècle encore.

D’autre part, l’enseignement de l’histoire véhicule l’idée qu’il y aurait à priori des contenus signifiants et que la somme de ces contenus nous aiderait à « ne pas refaire les mêmes erreurs », à « connaitre nos racines », à « comprendre le présent ». C’est oublier que l’histoire est choix et que ce choix a terriblement évolué depuis son introduction à l’école.

Le 19e siècle a introduit l’histoire pour sa valeur éducative : on montre des exemples à suivre ou à ne pas suivre. Ernest LAVISSE, directeur de l’École Normale de Paris, publie en 1886 les fondements de la didactique de l’histoire : « [À] l’enseignement historique incombe le devoir glorieux de faire aimer et de faire comprendre la patrie. (…) Le vrai patriotisme est à la fois un sentiment et la notion d’un devoir. […] Il y a dans le passé le plus lointain une poésie qu’il faut verser dans les jeunes âmes pour y fortifier le sentiment patriotique. »[1]Article d’Ernest LAVISSE dans le Dictionnaire pédagogique de Ferdinand BUISSON, Paris, 1886. Il faut choisir des mythes pour enseigner des valeurs et marquer les élèves par de belles images pour mieux faire passer la pilule.

Les auteurs du 19e siècle ont le mérite de clarifier leurs intentions. Et nous ? Parce que nous sommes une société industrialisée, démocratisée, mondialisée, urbanisée, rationnelle, moderne, nous voyons les notions de démocratie, d’industrialisation, de grandes découvertes, de développement urbain… Mais nos ancêtres, génération après génération, ont-ils réellement tous concouru avec ferveur et détermination à faire les essais balbutiants qui ont conduit à cet aboutissement ? Bien sûr que non ! Nos enjeux climatiques ont modifié substantiellement les contenus sur l’industrialisation comme la chute du bloc de l’Est a réduit à la portion congrue la révolution russe. Depuis la décolonisation, Godefroid DE BOUILLON est moins un héros qu’un combattant sanguinaire. Nous voyons les Celtes plutôt que les Gaulois parce que leur aire culturelle correspond à la sphère européenne… Les contenus historiques et la façon de les aborder sont bien un choix politique. Les compétences aussi, d’ailleurs : pour « devenir un citoyen responsable », l’élève doit apprendre à « se questionner » sur le monde, « critiquer », « synthétiser » puis « communiquer », autant de démarches qui répondent aux attentes de la société occidentale du XXIe siècle.

Les programmes sélectionnent des objets historiques susceptibles d’aborder des objets du présent (démocratie, migrations, clivages sociaux) dans leur dimension temporelle. En ces temps de crise et d’incertitude, en ces temps de révolution de l’information, la tentation est grande de se réfugier dans des contenus fixes et communs pour tous. S’ils n’ont plus de sens aujourd’hui, ils ont pour eux la légitimité que leur confèrent les anciens livres d’histoire[2]Ce credo d’un socle commun se retrouve dans les différents programmes de sciences humaines. Mais les défenseurs d’un retour plus marqué d’un certain nombre de savoirs historiques « … Continue reading. Et dans une discipline comme celle-ci, ce n’est pas rien ! Le champion de la critique devient parfois crédule face aux productions de ses prédécesseurs.

Comment articuler savoirs et compétences ?

Combiner savoirs et compétences, c’est se poser des questions sur des objets sociaux actuels en choisissant des contenus, des savoir-faire et des savoir-être susceptibles de les éclairer. Les approches peuvent être multiples :

Chercher à identifier des valeurs et à construire une identité chez l’élève en sachant que cette identité est composite et se construit aussi par la rencontre de l’Autre. Dans cette optique, on sélectionnera des contenus qui relaient les traits et les valeurs de nos cultures, mais comme je me définis par rapport à l’Autre, on sélectionnera également des contenus qui présentent l’Autre dans ses traits et dans ses valeurs.

Chercher à relativiser nos vérités, nos valeurs, nos certitudes en remettant en question des données présentées parfois comme universelles et atemporelles.

Chercher à comprendre des mécanismes humains et le contexte socioculturel qui cautionne ces mécanismes. L’idée est d’apprendre aux élèves à prendre du recul, à se décentrer, à objectiver leurs représentations. Il s’agit également de sortir des faits en identifiant certains de ces mécanismes dans d’autres sociétés.

Chercher à briser des mythes, des représentations erronées qui nous enferment dans l’ignorance, le fatalisme ou l’acceptation. Ne pas être victime de l’histoire des autres. Ici, les compétences de critique externe et interne doivent être liées aux contenus faisant l’objet de mystification. Qui dit quoi ? Pourquoi ? Et l’élève doit aussi faire partie du débat.

« Le savoir en histoire, c’est une accumulation de strates et rien n’est totalement inutile… »[3]Entretien avec Hervé HASQUIN, dans Le Soir du 16 janvier 2013.

Nous nous sommes laissé emporter. Nous pensions travailler sur l’articulation entre savoirs et compétences (que trop d’historiens opposent encore), mais, en définitive, c’est bien l’objet d’étude qui est au centre de notre réflexion. Au lieu de partir du postulat que « rien n’est totalement inutile », la question n’est-elle pas plutôt de savoir ce qui est utile à quoi, pour quoi, pour qui ?

L’histoire est bien une science humaine que l’on met au service d’un projet de société. Lorsque le programme d’Étude du milieu[4]Cours organisé dans l’enseignement libre catholique en lieu et place des cours de géographie et d’histoire. choisit, comme repères historiques, de montrer les « apports décisifs » depuis la Préhistoire en termes d’évolution des villes, des campagnes, de l’économie, des rapports sociaux, il induit clairement une vision de l’Histoire bien spécifique : celle du Progrès, depuis l’aube de l’Humanité jusqu’à aujourd’hui ; celle d’une succession de changements qui, progressivement, ont mis en place la société actuelle. Or, ces changements auraient pu mener à autre chose ! Ils ne s’inscrivent pas dans une logique allant du mauvais au meilleur : ils ont été choisis pour ce qu’ils annoncent de la société actuelle. Un homme du Moyen Âge ne se serait jamais posé de question en lien avec « circuler » ou « consommer »[5]Circuler et consommer sont deux des six logiques pour étudier un milieu dans le programme d’Étude du milieu.. C’est une grille de lecture d’un monde occidental mondialisé vivant en pleine société de consommation. Il faut sans doute faire un pas de côté pour voir sous un autre angle pourquoi l’homme médiéval ne circule et ne consomme pas beaucoup.

Observer ainsi l’évolution d’hier à aujourd’hui empêche trop souvent de se poser des questions sur aujourd’hui : cette synthèse chronologique — faite de raccourcis et d’omissions — induit une vision dans laquelle le monde d’aujourd’hui fait figure de réussite. Difficile, dans ces conditions, de remettre en question la société actuelle, surtout quand on voit d’où on vient et tout le chemin qui a été parcouru ! Au lieu de devenir « un citoyen responsable » qui s’interroge sur le monde qui l’entoure, l’élève risque alors de devenir l’héritier d’un monde construit par le sang et la sueur d’ancêtres décidés. Qui est-il, cet élève, pour remettre en question cet effort collectif transgénérationnel ? En plus d’étudier nos racines, ne faut-il pas apprendre des histoires qui dérangent nos certitudes ?

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Article d’Ernest LAVISSE dans le Dictionnaire pédagogique de Ferdinand BUISSON, Paris, 1886.
2 Ce credo d’un socle commun se retrouve dans les différents programmes de sciences humaines. Mais les défenseurs d’un retour plus marqué d’un certain nombre de savoirs historiques « incontournables » se font entendre. Lire l’article « Comment enseigner l’histoire ? », dans Le Soir du 16 janvier 2013.
3 Entretien avec Hervé HASQUIN, dans Le Soir du 16 janvier 2013.
4 Cours organisé dans l’enseignement libre catholique en lieu et place des cours de géographie et d’histoire.
5 Circuler et consommer sont deux des six logiques pour étudier un milieu dans le programme d’Étude du milieu.