Mathématicien : j’ai des bases. Populiste : je suis en progrès par le truchement d’une formation en gros bon sens. Celui qui manque tant à nos élites dirigeantes (j’ai enfilé mon gilet jaune).
Premier jour de formation en compagnie d’Antonio Gramsci (Cahiers de prison 10 et 11), philosophe, écrivain et membre fondateur du parti communiste italien. D’une part, il y a le sens commun qui se nourrit des pratiques et des expériences concrètes des gens ; c’est une vision partagée du monde, les caractères diffus et génériques d’une certaine époque et dans un certain milieu populaire.
D’autre part, le bon sens est le noyau sain du sens commun, son cœur rationnel. Il s’enracine dans le sens commun et parfois s’y oppose.
Gramsci ne méprise ni l’un ni l’autre. Comme le dit Mao dans son langage propre : « L’œil du peuple voit juste. » Tous les hommes sont philosophes de façon spontanée si on considère que « la philosophie est contenue : premièrement, dans le langage même, qui est un ensemble de notions et de concepts déterminés et non certes exclusivement de mots grammaticalement vides de contenu ; deuxièmement, dans le sens commun et le bon sens ; troisièmement, dans la religion populaire et donc également dans tout le système de croyances, de superstitions, opinions, façons de voir et d’agir qui sont ramassées généralement dans ce qu’on appelle le folklore. »
La philosophie est en aval du sens commun et du bon sens, mais aussi en amont d’une nouvelle culture et d’un bon sens qui évolue.
Deuxième jour de formation en compagnie de Jordan Ellenberg (L’art de ne pas dire n’importe quoi, aux éditions Cassini), mathématicien américain. « Nous tendons à enseigner les mathématiques comme une liste de règles. On les apprend dans l’ordre et on doit y obéir, parce que dans le cas contraire on obtient une sale note. Ce n’est pas cela les mathématiques ! Les mathématiques sont l’étude de choses qui sont d’une certaine façon parce qu’il n’y a absolument aucun moyen qu’elles soient autrement. »
Pourquoi moins par moins fait plus ?
Pourquoi -2 x -3 = 6 ?
Quand vous observez la suite :
1 x 3 = 3, 2 x 3 = 6, 3 x 3 = 9…,
À chaque étape, vous ajoutez 3.
Et si vous parcourez la suite dans l’autre sens :
3 x 3 = 9, 2 x 3 = 6, 1 x 3 = 3,
vous retirez 3 à chaque étape.
Et rien ne vous empêche de poursuivre : 0 x 3 vaut donc naturellement 0, -1 x 3 vaut -3,-2 x 3 vaut -6…
Pour des raisons de cohérence, si vous voulez que ce qui se passe pour les entiers négatifs se prolonge pour des entiers (négatifs et positifs), vous choisissez comme règle que le produit d’un entier négatif et d’un entier positif est un entier négatif. C’est du bon sens.
Quand vous observez la suite :
-2 x 3=-6, -2 x 2=-4, -2 x 1=-2…
À chaque étape, vous ajoutez 2. Et rien ne vous empêche de poursuivre :
-2 x 0 vaut donc naturellement 0, -2 x -1 vaut 2,
-2 x -2 vaut 4, -2 x -3 vaut 6…
Pour des raisons de cohérence à nouveau, vous choisissez comme règle que le produit de deux entiers négatifs est un entier positif. Ce qui veut dire que le gros bon sens guide les mathématiques.
À rebours, les mathématiques apportent une large contribution au bon sens. « Les mathématiques sont une sorte de prothèse que vous attachez à votre bon sens, multipliant ainsi de façon considérable sa force et sa portée. »
Troisième jour de formation, phase pratique. Un article de Steven Rattner dans le New York Times qui s’appuie sur une étude de Thomas Piketty et d’Emmanuel Saez affirme qu’« en 2010, alors que la nation était encore sous le coup de la récession, 93 % du revenu supplémentaire par rapport à 2009 créé dans tout le pays — soit 28 milliards de dollars — est allé au 1 % des contribuables les plus riches, ceux qui disposent d’au moins 352 000 dollars de revenu annuel. […] Les 99 % du bas ont reçu une microscopique augmentation de 80 dollars par personne en 2010, après ajustement sur l’inflation. Le 1 % supérieur, dont le revenu moyen est de 1 019 089 de dollars a bénéficié d’une augmentation de 11,6 % de son revenu ». (Johan Ellenberg)
Un camembert accompagne l’article et montre que parmi le 1 % le plus riche, 37 % de l’augmentation va au 0,01 % supérieur et 56 % va au reste du 1 % supérieur. Ce qui laisse 7 % aux 99 % restants. Parmi ceux-ci, intéressons-nous aux 9 % les plus riches qui sont donc justes en dessous du 1 % le plus riche. Dans ce groupe, on retrouve des professions libérales comme des médecins, des avocats, des ingénieurs, des petits entrepreneurs… De quelle taille est la part de l’augmentation qui leur revient ? Faites une proposition…
Dans l’ordre, on a donc le premier groupe du pourcent le plus riche qui récolte
37 % + 56 % = 93 % de l’augmentation, puis un deuxième groupe des 9 % qui suivent (les un peu moins riches), puis un troisième groupe des 90 % des moins riches. On s’intéresse au deuxième groupe (ceux juste en dessous du 1 % le plus riche) : quand on sait en plus que ce groupe avait, en 2019, un revenu moyen de 159 000 dollars qui est monté à 161 000 dollars, en 2010, on se rend compte que l’augmentation de revenu de ce groupe représente 17 % de l’accroissement de revenu total entre 2009 et 2010. Aïe, aïe ! 93 % + 17 %, cela fait un peu beaucoup et le camembert n’entre pas dans la boite ! Une seule explication : globalement, les 90 % les plus pauvres ont perdu ! Une honte (j’enfile à nouveau mon gilet jaune). Il est fort probable que les plus riches parmi eux aient aussi profité de l’augmentation et que d’autres en bas de l’échelle aient perdu davantage encore que les 10 % qui font la différence. Et comme ils sont beaucoup pour amortir la perte, ils n’ont pas jugé bon de se révolter.
On vous l’avait dit, les mathématiques sont une bonne prothèse à votre bon sens, que vous soyez communiste, gilet jaune, élève ou populiste. Pas sûr que ce soit tout à fait la même chose que L’europadelbuonsenso de Matteo Salvini… Il y a bon sens et bon sens, populisme et populisme…