Nous avions convenu de travailler avec la pédagogie du projet sur une thématique assez large, questionnante à souhait et permettant de porter un regard réflexif sur l’actualité : les statistiques et le covid, les algorithmes et les big data, nos vies sous surveillance en période de crise sanitaire. Vaste programme ! L’arrêté ministériel concernant le data matching et le data mining venait de passer, quelle belle occasion de comprendre ce qui était en train de se jouer en matière de libertés…
L’idée était de proposer un éclairage large, avec quelques séances, en présentiel et à distance (parce que le contexte oblige), pour questionner l’union, presque improbable pour certains, des mathématiques et de la citoyenneté. Au terme de cela, nous proposerions aux étudiants de se mettre en projet. Le processus de travail et le résultat de socialisation leur appartiendraient sur un aspect de ce qui aura été investigué ou questionné.
Un démarrage dans le cours de citoyenneté avec un patchwork de supports et de dispositifs sur différentes questions : à quoi cela sert-il de quantifier ? En vue de quoi ? Qu’est-ce que la mathématique sociale ? Quelles dérives de la quantophrénie ? Quelle origine des statistiques ? C’est quoi le contrôle de l’état ? (Étymologie même des statistiques…) Pour quoi recenser ? Quels enjeux en termes de libertés ? Que sont les algorithmes ? Quel est le pouvoir des algorithmes ? Et les big data ? Quelle critique pouvons-nous avoir des données Sciensano ? Que nous disent les médias sur la covid ? En quoi la gestion de la crise sanitaire est-elle liberticide ?
En parallèle, les séances de pédagogie permettraient de dresser les premiers jalons de la pédagogie du projet : la place de l’élève, celle de l’enseignant, les étapes du projet, la régulation dans le groupe… Les séances de mathématiques viendraient un peu plus tard, afin de venir en support des questions qui auraient émergé.
Il était convenu qu’au terme des cinq premières séances d’éclairage sur les enjeux citoyens, il nous faudrait décider d’une mise en projet : que fait-on ? En vue de quoi ? Pourquoi ? Pour quel public ? Je leur demande alors, juste après avoir effectué le relevé des libertés mises en péril sous contexte de crise sanitaire, ce sur quoi ils pourraient être intéressés de travailler. Grand silence… Je souris et reformule la consigne, marqueur décapuchonné en main, prête à noter au tableau les premières idées. Le silence perdure et les regards se cherchent. Je demande alors à l’ensemble des étudiants ce qui se passe. Une première étudiante me répond avec une franchise admirable que les séances de citoyenneté l’énervent vraiment… « Rien contre vous, hein, madame, mais parler encore de la covid et se rendre compte qu’on perd nos libertés, qu’on est dans une crise dont on ne voit pas la fin, que nos données deviennent propriété des Gafam alors que c’est devenu le seul moyen de rester en contact avec nos amis… C’est dur… » Plusieurs étudiants semblent approuver. Et les arguments fusent… « Le ou la covid, franchement, ça nous soule maintenant… » « On comprend que la manière de gérer cette crise aurait pu être autre, mais on n’a plus de libertés et cette prise de conscience est difficile… » Ils ont évidemment raison. Et cela résonne en moi, d’un coup d’un seul, d’une manière aussi violente que clairvoyante : sans doute l’âge le plus éprouvé par la gestion de cette crise…
Je leur demande alors s’ils ont une idée de sujet qui pourrait allier les mathématiques et la citoyenneté à développer dans un projet qui serait porteur de sens, pour eux, qui susciterait leur curiosité et leur réelle envie d’apprendre. Les regards s’échangent à nouveau dans la classe. Une étudiante prend alors la parole et évoque une vidéo visionnée la veille dans le cadre du cours de pédagogie sur l’adolescence… « Madame, en fait, je pense, ce qui nous intéresserait, c’est de parler de sexualité. Nous sommes dans une société hyper sexualisée et personne n’y connait rien… » ; « En matière de contraception par exemple, on nous dit de faire ceci ou cela, mais on n’y connait rien… » Plusieurs étudiants sourient, mais semblent appuyer l’idée… Je leur demande comment ils allient la sexualité et les mathématiques et les voilà enclins à déposer des arguments tangibles : « C’est une véritable pression, le sexe… », « Qu’est-ce que le plaisir : est-ce vrai que les filles ne prennent pas du plaisir seulement dans la pénétration ? », « Est-ce que tout le monde se masturbe, entre garçons, filles, quelles différences ?… », « On pourrait objectiver cela avec des recherches et des statistiques… », « Se décomplexer dans nos pratiques, dans nos identités », « Est-ce que le porno influence les pratiques sexuelles ? »
Les arguments me paraissent crédibles, je reprends alors mon marqueur, les idées fusent… Je souris en regardant le tableau qui se remplit. Et bien ça, je ne l’avais pas imaginé comme cela…
Sur la base d’un premier brainstorming aussi riche que diversifié, la sexualité comme thématique large s’est posée pour la classe comme une évidence. Trois groupes se sont dessinés ensuite : un pour parler et approfondir la question du plaisir et de la normativité dans ce cadre, un deuxième groupe pour investiguer l’usage des moyens de contraception et leur conception genrée et un dernier pour analyser des données concernant les infections et maladies sexuellement transmissibles. L’idée qui émerge sera de communiquer les résultats de leurs recherches aux autres étudiants de la Haute École. Les étudiants ont cherché de la littérature sur le sujet, profs à l’appui et en soutien, pour proposer des ressources congruentes qui pourraient allier les mathématiques et les sujets choisis.
Le groupe « plaisir » s’est mis comme projet de récolter des données au travers d’un sondage en ligne auprès des 18-25 ans pour comparer les pratiques de plaisir au regard de la pression mise en évidence dans les pratiques sexuelles (masturbation, pénétration, obstacles au plaisir, difficultés rencontrées…). Les résultats ont été communiqués lors d’un live teams auquel les étudiants de la Haute École étaient invités à venir tester leurs connaissances au travers d’un quizz ludique et décomplexifier autant que décomplexer la sexualité en apportant des éclairages structurés.
Le groupe qui s’est attelé à l’usage des moyens de contraception est également parti avec l’objectif de récolter des données via un sondage pour mesurer le degré de connaissance des contraceptifs et la justification des choix apportée : qui est en charge de la contraception, pourquoi ce contraceptif plutôt qu’un autre ? Qui en assume les couts ? Les résultats ont été présentés sous la forme d’un prezi accessible au départ du QR code repris sur des affiches posées dans l’école.
Enfin, le groupe creusant la question des IST/MST a décidé d’analyser des données récoltées par l’université de Namur et de Sciensano afin de questionner ces chiffres et de proposer des hypothèses qui expliquent la hausse de certaines IST/MST. L’objectif poursuivi par ce groupe a été de sensibiliser par une information concrète les autres étudiants sur la nécessité de se protéger, de se faire dépister afin d’éprouver une sexualité libérée du tabou sur ces questions. Des informations détaillées étaient rendues accessibles au départ de la même affiche que celle du groupe précédent, mais avec un autre QR code.
La question des tabous est revenue de manière récurrente dans l’évaluation du projet… Pas si facile de parler de sexualité, devant ses pairs, devant ses enseignants, mais il était là le défi que les étudiants voulaient relever : apprendre par eux-mêmes via la pédagogie du projet, pour eux-mêmes et pour les autres étudiants de la Haute École, dans un cadre soigné qui allait leur permettre de déposer et de déplier des questions résolument porteuses de sens pour eux.
Apprendre que la citoyenneté dans ce cadre, c’est aussi de pouvoir poser des choix éclairés sur la question de la sexualité, de s’émanciper de certains déterminismes et d’agir en connaissance de cause, vers davantage d’égalité, de liberté, de respect : on décomplexifie, on se décomplexe. Ils étaient là les principes de ce projet, à « défendre » auprès de collègues parfois dubitatifs sur la démarche entreprise. Mais quand le thème, quand la méthode, quand le processus et les résultats sont décidés par les étudiants eux-mêmes…. Le désir pour le plaisir… d’apprendre !