Ce matin, nous recevons deux nouvelles stagiaires. Elles s’installent sagement pour observer comment je travaille, pour apprendre leur futur métier.
Les lumières de la classe s’allument, la porte et les fenêtres se ferment, une serviette propre est accrochée au lavabo de la classe, un gobelet propre est déposé à côté, la plante verte est arrosée, les cahiers rouges sont distribués … mais elles né voient et n’entendent que le brouhaha tranquille des vingt-cinq élèves déballant leur cartable et s’installant en rond. Elles n’ont pas vu non plus Thérèse consulter le tableau de présidence et s’adresser rapidement à Vincent. Elles constatent simplement que comme par magie, tout le monde s’assied, le silence se fait et Vincent commence à présider le Quoi de neuf ? Maintenant, les enfants se parlent, s’écoutent, se répondent… De temps en temps, la maitresse aussi demande la parole à Vincent et pose une question. On ne m’a pas encore entendue autrement ce mati n ! Vu d’un œil extérieur et novice, le métier d’enseignant dans une classe TFPI parait vraiment de tout repos! Tout a l’air de se faire tout seul. Et ce n’est que peu à peu que les stagiaires comprendront qu’ici, ce n’est pas la maitresse qu’il faut regarder, et que cette activité de ruche est en fait planifiée sur des tableaux muraux dont chacun est tout un programme …
Ainsi le tableau des métiers. À côté de chaque métier, le nom d’un élève. Voici la liste des métiers qui existent aujourd’hui dans ma classe:
– infirmière
– téléphone
– pain
– ordinateur
– tableau
– date
– papier W-C
– lavabos
– cahiers rouges
– cahiers bleus
– pochette correspondance
– serviettes
– bibliothèque
– photocopies
– imprimerie C 18
– cahiers de TL
– cahiers de correspondance
– balai
– corbeille à papiers
– cahier d’absence
– cour
– heure
– tableau des exposés
– distribuer JDE
– peintures
– gobelets
– fichiers
– table d’exposition
– boîte à questions
– imprimerie C 24
– porte
– colle
– gommettes
– tableau des présidences
– lumières
– gêneurs
– fenêtres
– argent
– le cahier de comptes classeurs
– distribuer feuilles secrétaire
– BTJ
– ordre dans la classe
soit 44 métiers pour 25 élèves.
Si je voulais, je pourrais tout faire moi-même. Ce ne serait même pas une faute professionnelle! instits, nous avons un pouvoir énorme. Peut-être même estce pour cela que certains choisissent ce métier?
Quand nous étions enfants, effacer le tableau, distribuer les cahiers, écrire la date au tableau … étaient de suprêmes récompenses: faire un petit bout du travail de l’instit n’était ce pas être un peu l’instit elle-même, le temps de quelques minutes s’identifier à cet adulte détenteur de tous les pouvoirs dans la classe?
Bien sûr, on peut appeler Il services Il toutes ces tâches. Je préfère les appeler M pouvoirs Il parce que que je suis persuadée que c’est à de niveau-là que ça se joue.
Donc, ayant fait le choix d’une classe coopérative institutionnelle, je partage mon pouvoir en une multitude de petits pouvoirs que les élèves peuvent s’approprier. « L’enfant ne s’intègre au groupe que lorsqu’il s’y sent nécessaire. C’est sa fonction qui le fait reconnaître par les autres, donc mieux vaut ne pas parler de coopérative avant que tous aRent une responsabilité. » (De la classe coopérative à la pédagogie institutionnelle,de A. VASQUEZ et F. OURY, p. 395).
Chaque enfant a donc un ou plusieurs métiers:
– Lorsqu’il propose un nouveau métier, réponse à un besoin ressenti, il en est le titulaire pendant un trimestre environ.
– Nous changeons les métiers à peu près tous les trimestres. Mais des échanges par deux peuvent être proposés au Conseil. – Lorsque plusieurs enfants veulent le même métier, nous procédons généralement par tirage au sort.
Certains métiers sont réservés à certaines couleurs de comportement. C’est au Conseil que chacun rend compte de son métier: il peut parler en tant que responsable de son métier, ou bien être critiqué ou félicité à ce propos. Il rend compte au groupe-classe non à l’instit seul et c’est peut-être cela qui change tout.
Avec son métier, chaque enfant à une place dans cette société qu’est la classe. Et gare à celui qui fait le métier d’un autre! Je pense au métier « porte» de Miloud, l’enfant psychotique de la classe de C. POCHET.
« C’est la première fois que Miloud exerce un pouvoir légal. Il ne s’en laisse pas dessaisir: C’est mon métier, c’est pas ton métier ! la maîtresse obtempère. Pouvoir de la parole, pouvoir de la loi … » (L’année dernière, j’étais mort… signé Miloud, éditions Matrice, p. 78).
Dans mes classes normales, avec enfants normaux, je constate la même jalousie de chacun pour son métier. Pour toute modification, une négociation entre en- 1 fants est nécessaire. C’est entre eux que ça se passe, et le Conseil officialise ou non. « Ce qui se passe entre eux … réjouis-toi pédagogue, c’est avec ça que tu travailles: tu vas pouvoir faire avec, intervenir, favoriser les groupements, utiliser les constellations, remanier les équipes de travail et même … parler au Conseil. » (Miloud, p. 126).
La distribution des métiers réduit au maximum la nécessité, pour l’instit, de désigner un élève pour faire ceci ou cela, désignation arbitraire ou considérée comme telle, qui ne peut qu’engendrer des frustrations pour les autres. C’est vrai qu’il y a aussi frustration quand tous ne peuvent avoir certains métiers très convoités. Mais, au moins, ils en ont un autre, grâce auquel ils ont leur parcelle de pouvoir dans la classe. Et puis, ils savent comment faire légalement pour en changer. Je pense que la transformation des services en métiers est un acte politique: c’est la transformation d’une banalité quotidienne en une activité noble. C’est faire évoluer une société de type tribal en une société de droit.
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