Pour réfléchir aux causes de l’échec des élèves issus des milieux populaires, il faut bousculer des manières de faire enracinées dans un fonctionnement dont chaque enseignant hérite plus qu’il ne participe à sa construction. Le tri en est un exemple : souvent envisagé comme le but d’une tâche, il ne permet que rarement à l’enfant d’accroitre sa capacité d’autonomisation[1]Lire l’article « Ne banalisons pas l’autonomie », pages 4 et 5..
Dans une activité de tri, activité communément pratiquée dès la 1re année de l’école maternelle, on demande aux élèves de « mettre ensemble ce qui va bien ensemble ». Très tôt, ils ont déjà à leur disposition un certain nombre d’éléments qui leur permettent d’effectuer un rangement à partir d’un critère connu. Leur réussite est facilitée par la perception immédiate qu’ils ont des propriétés sensibles des objets et de la signification à laquelle ils les associent dans leur environnement familier. Pour autant, ils n’ont pas conscience de la nature des relations catégorielles qui président aux rapprochements et associations qu’ils réalisent pour répondre à la consigne. De ce fait comment pourraient-ils, seuls, remobiliser ces conduites éminemment réflexives que les apprentissages scolaires sollicitent ?
Prenant le contrepied de ces activités de tri « classiques », Sylvie Cèbe imagine en 3e année de l’école maternelle, en milieu populaire, une situation plus contraignante, en faisant de la procédure du tri le moyen pour résoudre la tâche et non le but. En appui de procédures empiriques, la chercheuse privilégie le mode explicatif pour accompagner l’élève vers des savoirs formalisés. Ce n’est pas donc pas le résultat du tri qui va être intéressant dans la situation décrite ci-après, mais bien la procédure sous-jacente que l’élève utilise sans être conscient de ses propriétés.
Le prétexte de l’activité est de demander aux élèves de continuer un rangement de cartes-images amorcé par l’enseignant dans une boite de tri (BT). Pour cela, une autre boite contient les items qu’il leur reste à trier (NT) et une troisième, vide, « fourretout » (FT), pour les items qui ne correspondent pas à la règle de tri utilisée par l’enseignant. Précisons que les élèves ne voient pas le contenu des boites (BT et NT) et ne peuvent en sortir qu’une carte à la fois. Toutefois, ils savent que, dans (BT), les items vont déjà bien ensemble (rangement de l’enseignant). Ils vont donc devoir utiliser ce qu’ils savent des propriétés des catégories pour déduire le contenu des boites en fonction des items sortis successivement […] Si l’item sorti de (BT) est un chien, que peut-il y avoir d’autre avec lui ? Il y a bien des chances pour qu’ils ne donnent pas la même réponse : l’un peut dire des animaux, un autre des chiens, un troisième une niche… À ce stade, tout est quasiment possible, sauf, ce qui de l’avis du groupe (supervisé par l’enseignant) ne pourrait vraiment pas se trouver associé à un chien ! Le chien retourne dans (BT) dont on sort… une vache. Sachant maintenant qu’il y a un chien et une vache, que peuvent dire les élèves du contenu de la boite ? Toujours des animaux, peut-être la ferme ou les animaux de la ferme, mais pas seulement des chiens […] Si l’objet pioché dans (NT) correspond à la règle de tri, ils le placent dans (BT) ; dans le cas contraire, ils le jettent dans la boite (FT) en justifiant leurs choix.
(Voir les références bibliographiques du numéro).
Nous voyons qu’en ne demandant pas juste aux élèves de « mettre ensemble les objets », mais « pourquoi ils les mettent ensemble », l’enseignant rend possible l’énonciation d’une règle de tri qui permettra de donner un nom à la catégorie. Pour continuer le tri, l’élève devra se rappeler de cette règle et se demander si les nouveaux objets qui se présentent la respectent. Ce faisant, on l’amène à s’intéresser à la règle en tant que telle. Ainsi, selon la situation, il découvrira que certains objets peuvent appartenir à plusieurs catégories, et qu’il est possible de basculer d’un critère à un autre selon la règle de catégorisation qu’on se donne. Guidé rigoureusement par l’enseignant, l’élève parviendra progressivement à inférer seul la règle des activités de tri (et d’autres) à partir d’une organisation qu’il a appris à construire en réfléchissant, ce qui le rend capable de la justifier ou l’invalider.
Inviter les élèves, dès la maternelle, à se centrer sur l’amélioration du fonctionnement et l’accroissement de leurs capacités à s’autoréguler, c’est les amener à respecter les règles du jeu scolaire et à réguler leurs comportements en accédant à ce qu’il faut savoir pour répondre aux demandes de l’école. Cette capacité à le faire ne doit en aucun cas être considérée comme un prérequis aux apprentissages cognitifs, mais plutôt comme une conséquence de ceux-ci. En effet, c’est en exerçant un contrôle sur son activité que l’élève parvient à se détacher progressivement de la dépendance de l’adulte et à manifester une certaine autonomie dans le groupe.
Notes de bas de page
↑1 | Lire l’article « Ne banalisons pas l’autonomie », pages 4 et 5. |
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