On n’apprend pas à faire du vélo en regardant le prof pédaler… On n’apprend pas les mathématiques en se contentant d’observer, même si on ajoute des temps d’application.
Si l’on souhaite que nos élèves développent des acquisitions en mathématiques, il faut leur permettre d’engager des recherches, d’être confrontés à des difficultés qui les conduisent à envisager le recours à des outils qu’ils ne maitrisent pas encore, mais qui vont pouvoir les aider à dépasser ces problèmes.
Permettre à des élèves de faire des mathématiques et d’y développer des apprentissages, c’est pour moi les conduire à se questionner autour de problèmes qu’ils se posent. En parallèle, ce serait leur permettre de découvrir et d’utiliser différents objets et outils dont certains s’avèrent, à l’usage, plus efficaces.
C’est autour de cette conception que je suis parvenu, avec d’autres, à bâtir des dispositifs pédagogiques encourageant les élèves que nous accueillons à faire des mathématiques et à développer les compétences relatives à leur niveau de scolarité, dans une classe coopérative multiâge de 6 à 11 ans, au sein d’une école située dans un quartier populaire de la ville de Montpellier.
– Adil (8 ans) : Tu peux m’aider sur cette histoire de cercle ? Je comprends rien à ce travail sur les cercles. Le maitre m’a dit de m’entrainer.
– Rihab : Tu sais ce qu’il faut faire ?
– Adil : Il faut tracer des cercles avec un compas.
– Rihab : Oui, mais il faut aussi faire la différence entre un rayon et un diamètre. Regarde, pour faire un cercle de 5 cm de rayon, tu écartes le compas de 5 cm, comme ça. Et tu traces. Et pour faire un cercle de 8 cm de diamètre, tu prends la moitié. (Elle lui montre.)
– Adil : Quoi, quoi, quoi ? Pourquoi t’as fait 4 avec le compas ?
– Rihab : Ben, parce que c’est le diamètre, tu dois prendre la moitié. Tu dois d’abord calculer le rayon, c’est la moitié du diamètre.
Rihab décide alors de lui montrer un autre exemple, mais Adil ne semble toujours pas comprendre.
– Rihab : Attends, je réfléchis. Si tu veux tracer un cercle, tu dois prendre le rayon. C’est ça un rayon (elle dessine un cercle et trace un rayon). Un diamètre, ça traverse tout le cercle. Un rayon, c’est comme dans un vélo ! Un diamètre, c’est deux rayons. Tu comprends ?
– Adil : Je vais essayer. Tu me diras si c’est bon.
L’élève qui bénéficie le plus de la coopération n’est généralement pas celui qui reçoit l’aide, mais plutôt celui qui la fournit. L’activité intellectuelle du tuteur est en effet bien plus dense que celle du tutoré. La plupart du temps, par la coopération, le tutoré obtient une information, sous forme d’explications de consigne, d’exemples, d’astuces ou de modèles. Le tuteur est contraint à davantage de concentration, notamment parce qu’il enchaine quatre types d’actions mentales :
• de la remobilisation : il se remémore et réactive ce qu’il s’est précédemment construit ;
• de la mise en mot : il transforme la pensée de son apprentissage en langage ;
• de la confrontation : il fait correspondre son modèle de compréhension à celui du tutoré ;
• de la mise en réseau : il cherche de nouvelles approches, correspondant aux profils cognitifs du tutoré.
Cette coopération constitue une « seconde vague » d’apprentissages : pour les tutorés parce que les informations sont fournies autrement, de manière différenciée ; pour le tuteur parce que ses connaissances et compétences sont sollicitées et donc renforcées.
En amont, plusieurs pratiques permettent aux élèves de développer des apprentissages en mathématiques. Elles sont présentées ici de manière non hiérarchisée, dans une logique de complémentarité, leur combinaison constituant l’essence du dispositif.
Le matin, à leur arrivée en classe, les enfants sont confrontés à ce que l’on nomme un « rituel ». Travail récurrent d’environ 20’, il permet la découverte et la systématisation autour de plusieurs compétences. Chaque lundi est réservé au calcul mental. Il s’agit ici de tenter de résoudre des situations de calcul réfléchi (par exemple 57 + 38 ; 2,78 X 10), puis de présenter devant la classe la stratégie qu’on a employée pour obtenir une réponse correcte, de manière à ce que l’enseignant puisse collectionner au tableau plusieurs stratégies possibles. Chaque autre jour de la semaine est réservé à une compétence particulière, comme le calcul mental réflexe (les tables…) ou la résolution de problèmes.
Pour permettre aux enfants de travailler les compétences mathématiques des programmes de l’école, nous avons établi des grilles de ceintures sur le modèle de ce que proposent Fernand Oury et la Pédagogie Institutionnelle. Les compétences non relatives à de la résolution de problèmes ont été regroupées selon quatre domaines : calcul, géométrie, mesure et numération. Chaque ceinture se décline selon des couleurs progressives : jaune, orange, vert, bleu et marron. Un élève qui vient d’obtenir la ceinture orange de géométrie note dans son plan de travail individuel des compétences regroupées dans la ceinture verte. Lors des phases de travail personnel, il s’entraine en choisissant les modalités de travail qui lui semblent les plus appropriées : à partir de fiches autocorrectives, avec un camarade, avec un tuteur ou avec l’enseignant. Une fois cet entrainement estimé comme terminé, l’élève demande à l’enseignant de lui faire passer les épreuves de la ceinture verte de géométrie. Si tout est correct, il devient « vert » en géométrie. Dans le cas contraire, il note les compétences qu’il a réussies et s’entraine autour de celles qui n’ont pas été validées. C’est généralement à ce moment-là qu’il modifie sa démarche et sollicite des ressources qu’il n’a pas encore éprouvées.
Une fois par semaine, la classe s’arrête, d’abord pour sélectionner une ou plusieurs créations mathématiques. Il s’agit de supports d’expression libre, élaborés à partir d’objets mathématiques tels que des points, des chiffres, des lettres, des droites, des cercles. Les créations retenues, la plupart du temps en raison de leur caractère inédit, sont étudiées par l’ensemble des élèves, de manière à ce que, individuellement, les auteurs puissent poursuivre leurs recherches en tenant compte des pistes indiquées par leurs camarades et que, collectivement, des conclusions mathématiques en soient tirées et contribuent à l’enrichissement de la culture de la classe. C’est notamment l’occasion pour l’enseignant d’aborder une notion mathématique précise. Il peut alors organiser une situation de travail qui permette aux élèves d’entrer dans de la conceptualisation et d’entamer les activités de systématisation. Les créations mathématiques, une fois achevées, font généralement l’objet d’une médiatisation, par l’intermédiaire d’affichages, d’articles dans le journal scolaire ou d’envois aux correspondants.
Lorsque plusieurs élèves expriment ou manifestent une difficulté dans un domaine mathématique spécifique, je leur propose d’organiser un petit groupe de travail. Pendant que leurs camarades réalisent en autonomie leur plan de travail, je réunis autour de moi les enfants intéressés et les guide dans des activités que je mène, en m’efforçant de m’appuyer sur leurs questions. Ce travail en groupe restreint permet de prendre en compte toutes les résistances et ainsi de passer tout le temps qu’il faut, de varier autant que possible les supports et les exemples, afin que chacun dispose de toutes les chances pour trouver une entrée lui convenant. La participation à ces groupes est facultative, elle dépend de la motivation que les élèves ont à dépasser une difficulté qu’ils rencontrent. C’est certainement leur plus grande force.
Il m’arrive également de déclencher ces ateliers autrement qu’à partir d’une difficulté d’élèves : je propose de travailler à quelques-uns autour d’un matériel spécifique nécessitant la présence d’un adulte. C’est le cas notamment pour les réglettes Cuisenaire, les outils Montessori de numération, Fractionary…
Mais ici comme ailleurs, il arrive que, malgré tout cet arsenal de dispositifs pédagogiques, certains enfants ne parviennent pas à développer suffisamment d’apprentissages en mathématiques, tout du moins au regard de ce que l’école attend d’eux. Jamais je ne les force à développer des mécanismes mentaux pour lesquels ils ne sont pas encore prêts, afin d’éviter à tout prix de les écœurer. En même temps, je leur permets de vivre un maximum d’expériences à forte teneur intellectuelle, sous forme de situations qu’ils conduisent de manière authentique, c’est-à-dire sans l’influence directe d’un adulte et avec la sensation de se sentir pleinement concernés par ce qui se passe. Par exemple, les inviter à devenir tuteurs dans des domaines où leurs compétences sont reconnues, les laisser s’engager dans des projets mobilisateurs comme des constructions techniques, des créations artistiques, des recherches documentaires, l’organisation de sorties scolaires, l’écriture ou la lecture de romans, l’invention de nouvelles pratiques physiques et sportives…
Lorsque ces mêmes enfants, quelques semaines plus tard, rencontrent à nouveau les notions mathématiques qui les ont bloqués, il arrive que certains d’entre eux parviennent enfin à les comprendre, sans pour autant qu’un travail spécifique dans ce domaine ne les ait aidés. L’étendue des expériences qu’ils ont vécues a certainement contribué à les rendre plus disponibles à un apprentissage qui, jusque-là, était pour eux inaccessible.