J’étais en 6e humanités latin-grec dans une école près de mon quartier, quand le professeur d’histoire m’a pointée du doigt et a dit : « Tu sais que tu es une exception ? » Je ne vois pas en quoi, elle poursuit : « Seuls 10 % des élèves d’origine étrangère terminent des humanités sans avoir doublé ou se faire orienter vers d’autres filières… »
Je me souviens de ma colère. Avec quoi elle venait celle-là ! Je n’estimais pas que mon parcours avait quelque chose de particulier. Oui, je suis d’origine espagnole, de milieu populaire (à l’époque, je ne savais pas que cela s’appelait comme ça), mais pour moi, ma trajectoire pouvait être celle de tout un chacun pourvu qu’on bosse un peu ! Qu’est-ce qu’elle voulait mettre en avant ? En l’écoutant parler « des étrangers » en statistiques, alors qu’elles ne collaient pas du tout à mon réel, je me suis sentie sur la défensive, dans la négation. Une négation portée par : « Je vaux autant qu’une Belge ! », par une revanche que je voulais offrir à mes parents qui n’ont pas pu terminer des études primaires, une négation surtout d’être pointée alors que je désirais par-dessus tout me fondre dans la masse, passer inaperçue, m’intégrer au décor…
Trente ans plus tard, j’enseigne dans un quartier dit défavorisé, dans un établissement de classe 1[1]Chaque école s’est vu attribuer un indice moyen, calculé en fonction des indices socioéconomiques de chaque élève, basés sur le quartier où vit l’enfant. L’indice moyen de l’école a … Continue reading. Comme me l’ont fait remarquer des collègues, pour la première fois on est premiers quelque part.
Et j’entends ce discours que moi-même je tenais ado : « S’ils s’en donnaient la peine ! » « Si seulement ils étudiaient un peu, car ils ne sont pas cons, loin de là ! » Et après la culpabilisation des élèves, passons à celle des parents : « C’est quoi ça pour des parents ? Ils ne viennent même pas aux réunions, ils ne répondent pas aux recommandés, ils ne suivent pas leurs gosses, s’ils étaient un peu derrière eux… » « Avec d’autres parents, ces gosses pourraient aller loin ! » « Quand t’as vu les parents, t’as tout compris ! »
À mesure que mes enfants avancent en âge et dans leur scolarité, je suis vraiment de plus en plus interpelée. Pour eux, les apprentissages se passent bien à l’école, ils sont très bons dans les sports qu’ils pratiquent, ils tiennent des discussions avec des adultes presque d’égal à égal, ils sont pleins d’une assurance que j’ai assez peu éprouvée moi-même… D’où viennent les différences très grandes que je remarque entre eux et mes élèves dont certains ont trois ans de retard ?
Mes enfants sont de milieu plus favorisé, ils ont des livres à la maison, ils peuvent profiter de loisirs choisis à partir d’informations, de relations dont leurs parents disposent, ils ont des parents qui sont derrière. Mais il y a sans doute encore d’autres facettes où chercher ces écarts.
Je suis dans la salle d’attente chez le médecin et une maman s’énerve sur sa fille de 8-9 ans qui a du mal à faire son devoir où il est question du passage à la dizaine. Après, elle lui demande : « Qu’est-ce tu as fait à l’école aujourd’hui ? » Et sa fille de lui répondre : « On a fait religion. » La mère veut en savoir plus, mais par trois fois la petite répond : « Ben, religion quoi, avec la madame de religion. » La mère lève les yeux au ciel et abandonne.
Je pose aussi des questions aux miens, mais plutôt en : « Qu’est-ce que tu as appris de neuf aujourd’hui ? » Retour chez moi. Ma petite dernière, 8 ans, me répond : « On a fait des expériences avec Mme Céline, la prof des 4es, car on travaillait en cycle. » Je la relance : « Et quoi comme expérience ? » Là, elle va dans son cartable et me sort les fiches qu’elle a complétées et veut me les lire. Je l’arrête : « Raconte-moi plutôt ce que tu as fait et puis, dis-moi ce que tu as observé. » Et là, j’ai droit à l’eau mélangée à l’huile, ensuite au glaçon bleu qui flottait et puis fondait… C’est bien connu, les enseignants, sachant comment fonctionne la machine scolaire et/ou les modalités d’apprentissage, peuvent approcher la scolarité de leurs enfants d’une certaine façon. De plus, des formations à CGé m’ont mis la puce à l’oreille quant à ce qui se dit aux enfants avant et après l’école et aux effets possibles. Nos questions de départ n’étaient donc pas les mêmes, les types de réponses non plus.
« On a fait religion. » Ou « On a fait un jeu. » Les enfants des milieux populaires sont souvent dans le « faire », dans des savoir-faire qui s’apprennent par la pratique, l’imitation, la répétition[2]Selon des chercheurs comme S. BONNERY, B. CHARLOT, B. LAHIRE (rapport oral au monde) et d’autres.. Les faire accéder aussi aux paroles autour de ce « faire », à l’explication du pourquoi, à la réflexion, aux questions sur ce qu’on a fait, c’est vraiment le travail qui doit se faire à l’école dès la maternelle. Il permettrait sans doute à la petite fille de dire autre chose à sa maman, même si la question est : « Qu’est-ce que tu as fait ? » Je pense que ce travail ne se fait pas, sans doute par méconnaissance de son importance. Et je suppose que c’est aussi ainsi que les écarts se creusent : chez les uns, on rattrape à la maison ce que l’école ne fait pas, chez les autres pas… On fait sans doute autre chose, mais que l’école ne sait pas.
Dans mon école, un des axes de notre PGAED (Projet Général d’Action d’Encadrement Différencié) est d’ouvrir les élèves au monde qui les entoure. Dans ce cadre-là, l’ensemble des professeurs du cycle essaie chaque année de programmer des sorties culturelles, sportives…
On se retrouve donc avec six classes à Technopolis, grand musée/laboratoire à Malines, dédié aux expériences, manipulations de toutes sortes. Sur place, nos élèves se montrent assez intéressés. Ils essaient tout, avec une préférence très marquée pour le cabriolet qu’ils peuvent conduire et qui simule un trajet sur écran et aussi pour le vélo sur lequel il faut rouler à cinq mètres du sol. Il faut bien gérer un peu ces postes-là pour que les autres écoles puissent encore y avoir accès, mais bon…
Mehdi tire à tour de rôle sur trois cordes qui soulèvent, à l’aide d’une poulie, trois gros sacs. Je le vois prêt à passer à une autre activité. Ayant lu la fiche technique, je m’approche et questionne : « Quel était le but de cette activité ? » Mehdi : « Trouver le sac le moins lourd et c’est le troisième. » Je lui rétorque : « Tu sais, ils ont tous les trois le même poids. » Il insiste : « Non, non, le troisième est plus léger ! » Je l’invite à lire la fiche avec moi et, ensemble, on voit que les trois sacs ont un poids identique, mais ce qui change, c’est le nombre de dents de la poulie par laquelle passe la corde et c’est ce qui fait que l’un d’entre eux est plus facile à soulever.
S’il n’y a pas de projet d’arrêts, nos élèves courent d’un stand à l’autre, manipulent, touchent à tout, visionnent des petits films. Au bout de deux heures, ils sont plus à jouer à touche-touche et à se chercher qu’à poursuivre les découvertes. Les mains vides, ils se déplacent comme des billes dans un flippeur[3]Les « enfants bolides », dont parle Francis IMBERT, qui ont tant besoin de « sym-bolid/que », de mots, d’arrêts, de langage.. Dans le car, ils ont tous l’air assez satisfaits et, quand je les questionne sur la journée, ils me répondent qu’ils ont aimé et qu’ils ont « joué à tout ». Ce serait bien dans un premier temps, mais est-ce suffisant pour s’approprier quelque chose ?
Toute la journée, nous avons été dans le « faire ». Pour mes élèves qui ont du mal à anticiper, à entrer dans l’écrit, dans la lecture des fiches techniques proposées pour chaque manipulation, aucune préparation. Pas de plan des lieux avec découpage de l’espace selon le type d’expériences présentées, pas de questionnaire en soutien d’une réflexion, aucune aide pour s’approprier l’une ou l’autre activité pour une exploitation ultérieure. Travail de l’école…
Ma fille, elle, a toujours son petit livret rallye fourni par le centre, reçu de son institutrice et retravaillé en classe par la suite. Elle m’a déjà demandé plusieurs fois quand on y retournait en famille pour pouvoir refaire à l’aise ce qui lui a le plus plu et découvrir ce qu’elle n’a pas eu le temps de voir. Comment se creusent les écarts ?!
Mon fils ainé est en 2e secondaire. Il a terminé sa 6e brillamment avec une moyenne de 95 % au CEB. Il est dans ce qu’on appelle un bon collège, très coté à Bruxelles. Premiers bulletins, il a une moyenne de 70 %. Inquiète, je me rends à la réunion des parents et parle avec sa titulaire. « Mais madame, c’est un très bon bulletin ! Cinq élèves seulement de la classe peuvent se targuer de n’avoir aucun échec et vous n’êtes plus en primaire. 70 %, chez nous, c’est un excellent résultat ! » Que reste-t-il pour les autres ?
Il a beau être dans les meilleurs de sa classe, il ne s’y plait pas. Les professeurs se veulent élitistes et le font clairement savoir : « Regardez-vous, vous êtes 28, en rétho, il n’en restera plus qu’un sur deux de cette classe. » Les élèves sont facilement moqueurs, la coupe de cheveux, les non-marques sur les vêtements… tout est sujet à raillerie. Mon fils préfère, après un an, aller à pied plutôt que de prendre son « vieux vélo ».
Alors mixité sociale qui pourrait faire diminuer les écarts ? Si c’est déjà si dur pour un enfant bon élève et d’un milieu moyen, quel espoir pour mes élèves qui désireraient s’inscrire dans ce collège-là ?
Les élèves qui m’arrivent en 1e ou 2e différenciée ont tous déjà un parcours scolaire bien chaotique. L’échec, ils l’ont tous rencontré et les lacunes qu’il faudrait combler pour réussir le CEB de fin d’année sont, pour certains, égales à trois années du primaire.
Beaucoup ont bien intégré la frontière qui les sépare des « autres ». Ils ont des rêves à la portée d’un possible : mécanique, informatique… Ils renoncent à des ambitions plus élevées, très rares sont ceux qui disent vouloir devenir docteurs ou avocats. Et heureusement ? Car ça me fend le cœur à chaque fois. Ils se conforment. Et cette fente de cœur s’appelle honte… « honte » d’appartenir à la classe enseignante ou s’appelle « impuissance » face aux méconnaissances scolaires, à ce qui ne se fait pas avec ceux qui sont dans les statistiques où j’aurais dû être !
Les garçons se sont fait une place dans le quartier, l’important ce sont les copains, le club de foot, les « enroules » pour voir trois films en suivant et n’en payer qu’un seul. L’intimidation, les surnoms, la bande font souvent force de loi. Ils se raccrochent aux identités qu’on leur donne et leur laisse.
Depuis quelques années, j’ai des mamans qui viennent inscrire leur enfant et je les ai eues comme élèves. Elles sont fières d’être reconnues, disent que c’était une bonne école, mais, amère, je rentre chez moi avec le lourd fardeau de n’avoir pas pu (à ma petite échelle) éviter cette reproduction sociale.
Notes de bas de page
↑1 | Chaque école s’est vu attribuer un indice moyen, calculé en fonction des indices socioéconomiques de chaque élève, basés sur le quartier où vit l’enfant. L’indice moyen de l’école a permis de classer l’ensemble des établissements en 20 classes. Les écoles appartenant à la classe 1 sont celles qui accueillent les enfants des quartiers les plus défavorisés. |
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↑2 | Selon des chercheurs comme S. BONNERY, B. CHARLOT, B. LAHIRE (rapport oral au monde) et d’autres. |
↑3 | Les « enfants bolides », dont parle Francis IMBERT, qui ont tant besoin de « sym-bolid/que », de mots, d’arrêts, de langage. |