Mise en place d’un dispositif de Pédagogie Institutionnelle en section de petits

_ J’enseigne dans une section de petits.
Chaque matin, tous les élèves se réunissent dans un espace réservé au regroupement. Dès le début de l’année, pendant ce moment collectif, ils apprennent à se connaître et à se reconnaître au moyen de leur prénom écrit au feutre noir sur une carte de bristol. Les cartes sont distribuées, touchées et regardées. Une place est réservée sur le panneau pour les absents.
Je lis à chacun son prénom.
Au fil des séances les élèves prennent des repères de plus en plus nombreux sur la graphie de leur prénom. Très vite, ils sont capables de reconnaître et de lire d’abord le leur, puis celui des autres. À partir de ce moment, les échanges commencent vraiment. Les services peuvent être mis en place avec les élèves puisqu’ils ont le pouvoir de lire leurs prénoms. Ils entrent donc dans une démarche de lecture qui prend du sens pour eux et leur permet de s’organiser.
Nous décidons ensemble des services à écrire. Un tirage au sort est effectué chaque lundi par un élève pour désigner le responsable qui aura son prénom affiché en face de la tâche à accomplir durant la semaine. Ce dispositif a été vite compris et accepté.
Au début de la mise en place du tableau des services, j’ai remarqué deux réactions qui m’ont paru significatives.
Un mardi matin, Julie pleure.
Ayant été absente du changement des services, elle ne comprend pas pourquoi elle ne peut plus effectuer sa tâche. Les autres lui expliquent que c’est Sophie qui est inscrite parce qu’il y a eu le tirage au sort. Les pleurs cessent aussitôt…
À l’heure du rangement, je demande quel est le responsable du ramassage des pinceaux. Deux « Moi ! » s’élèvent, l’un plus fort, plus violent que l’autre. Conflit.
Alexandre affirme : « C’est moi qui l’ai dit le premier, alors c’est moi qui ramasse les pinceaux ! »
L’affirmation est très claire, mais Guillaume rétorque : « Non, c’est moi, c’est écrit. »
Alexandre, bien que connaissant l’endroit où se situe l’affichage, me questionne : « Où c’est écrit ? »
Je le mène avec Guillaume, face au panneau des services et lui demande de lire le prénom. Il répond : « Ah oui ! c’est Guillaume. »
Le conflit ébauché s’arrête net devant la phrase écrite : « Guillaume ramasse les pinceaux. »
II n ‘y a plus rien à dire. Les repères ont fonctionné. Chacun à sa tâche !

Evelyne
Le texte fait l’inventaire des articulations, pièces, rouages, etc., nécessaires à la mise en place d’un dispositif de médiation, ou encore, d’un montage institutionnel.

Articulation du temps :

l’institution est une certaine découpe du temps. Dans la continuité du temps, l’institution découpe un temps, comme tel délimité, déterminé : pas n’importe quand, ni à n’importe quel moment, sinon, on se retrouve dans la confusion, le mélange, le chaos. Ainsi il est noté: « Chaque matin. »

Articulation de l’espace,

nouvelle articulation : le travail ne se fait pas n’importe où, au gré des envies des uns ou des autres. L’espace, comme espace articulé, est l’autre dimension constitutive de l’institution. La découpe du temps s’articule à une découpe de l’espace. C’est dire que l’espace, comme le temps, ne relève pas du n’importe quoi, objet de toutes les manipulations possibles, mais qu’il fait partie des repères consistants.

Reste l’articulation du faire proprement dit.

En l’occurrence il s’agit de la mise en place d’un dispositif de services. Si le faire nécessite un temps et un espace rigoureusement déterminés, de sorte que chacun dispose de la réponse à la question quand ? et où ?, il nécessite de plus des processus d’articulation de pièces et de rouages divers, sans lesquels ce faire glisserait à son tour dans le n’importe quoi, dans lequel chacun s’épuiserait à se demander ce qu’il peut bien avoir à faire ? quelle est sa place dans ce travail ? etc…
De ces articulations qui structurent le faire, le texte nous livre un certain nombre. Pour commencer, l’élaboration de ces services présuppose que les enfants puissent lire leur prénom. Aussi bien, les services seront écrits. Certes on pourrait imaginer que la maîtresse, en début d’année, dans une section de petits, ait recours à des pictogrammes, ou à des images ; mais, voilà, cette maîtresse désire recourir à l’écrit donc à la lecture. Le problème à résoudre, celui de la mise en place d’un dispositif permettant aux enfants d’assurer des services dans la classe, devenait ainsi l’occasion de supporter l’apprentissage de la lecture. Après tout, l’apprentissage de la lecture implique que l’on ait répondu à la question : lire, pour quoi ? à quoi ça sert ? C’est à cette question – celle du sens – que le tableau des services – entre autres dispositifs – permet de répondre,
De cette intention résulte la mobilisation d’un certain nombre d’outils, de dispositifs, de découpes et d’articulations. Nous avons déjà pointé la découpe déterminée du temps et de l’espace : dans ce cadre pourront se tenir – et le terme est à prendre dans ses connotations d’être consistant qui échappe à la confusion du n’importe quoi – des moments collectifs : moments où les enfants peuvent se connaître et, tout particulièrement, échanger, comparer entre elles les cartes de bristol sur lesquelles sont écrits leurs prénoms. Les cartes de bristol constituent un outil qui supporte l’organisation de cette reconnaissance des prénoms de chacun : elles sont « distribuées, touchées et regardées ».
Il est encore précisé que ces cartes sont disposées sur un panneau et que ce panneau comprend une place réservée aux absents. Il s’agit que chacun dispose de sa place : présents comme absents.
Une fois que les prénoms peuvent être reconnus, le tableau de service peut entrer en fonction. Se posent alors les questions : qui décide, qui organise ce tableau, qui détermine la nature des services et, pour commencer, quelles sont les modalités du choix ? À ces questions de nouveaux rouages, de nouvelles pièces vont apporter des réponses ; rouages organisationnels, techniques, matériels, dont la visée est de contribuer à l’existence d’un dispositif de médiation ou encore d’une institution apte à régler les places de chacun, à provoquer et soutenir les échanges. Les décisions sont collectives, elles résultent d’échanges, de discussions rendues possibles par les découpes de lieux et de temps. Au terme de ces échanges, des services sont écrits. Quant à la question du choix, elle est réglée par un tirage au sort. Ce n’est pas tout, encore faut-il préciser que ce tirage au sort est hebdomadaire. Une fois de plus, le temps est à déterminer, à découper, à articuler : il faut savoir quand a lieu le vote et, ce qui revient au même, quelle est la durée des services.
Le texte nous indique que tout cela, qui a pris du temps, est en fait « vite compris et accepté » par les enfants. Ces enfants de petite section se révèlent prêts à abandonner les histoires de nounours et autres auxquelles on a tendance à les réduire, comme si l’enfance devait se ramener à quelques belles images. Ils nous disent leur désir et leur compétence à s’inscrire dans des réseaux symboliques.
Le dispositif a produit ses effets. Les enfants qui ont accédé à la lecture des prénoms de chacun sont capables à présent de gérer le tableau de services. Les choses pourraient s’arrêter là. Or, en un sens c’est là qu’elles commencent…
Aussi bien, parce que ce temps-lieu-faire est structuré il s’avère aussi structurant : il permet à chacun de se repérer et de repérer la place des autres, et, plus que tout, il soutient le passage du un-tout (l’enfant Narcisse, pris dans l’illusion de toute-puissance) au un-parmi-d’autres. C’est dire que, au-delà de sa capacité à gérer un faire, au-delà d’objectifs d’organisation, l’institution supporte la fonction de médiation ou fonction symbolique : le panneau de services ne s’épuise pas dans l’organisation de ces responsabilités mais, par l’intermédiaire de ces services, il soutient le processus de séparation, de désillusionnement (Winnicott), par lequel doit en passer l’humain pour accéder à son désir et sa parole.
Ainsi l’institution – le dispositif de médiation – réalise les conditions d’une confrontation à l’Autre, qui débouche sur un réveil. Réveil de Narcisse, arrachement à la fascination des images qui endorment.
Entre deux enfants qui chacun prétend détenir la même responsabilité, l’institution intervient comme tiers et, ce faisant, partage la toute-puissance de chacun, remet chacun à sa place :
« C’est moi, c’est écrit.
– Où c’est écrit ?
– Ah oui, c’est Guillaume ! » Le conflit prêt à démarrer entre deux « moi » s’arrête là ; l’enfant se sépare de la part d’infans, d’enfant d’avant la parole, d’avant la loi.

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