Misérable, toi-même

Des ruptures qui transforment, celles qui cognent
dur, qui émancipent, qui excluent… Celles qu’il
faut faire pour se construire et gagner sa dignité.
Quel thème, ce weekend ! Se replier sur soi pour
déplier tout ça. Qu’est-ce ça a à voir avec la
classe ? Les histoires personnelles sont-elles liées
aux identités professionnelles ?

Première rupture. Sortir de sa mère, puis
être où on est, pleinement, sans culpabilité.
Un accident, mais désirée quand même.
Déjà dans le ventre de sa mère, les lignes
prennent forme. Y’en a même qui disent que
nous sommes riches de vies antérieures qui font qu’on
est comme on est. Mais y’a pas de preuve, et certains
sont certainement déjà tordus de rire…

Mon père et ma mère se séparent, un enfant ne peut
pas servir de colle.
Comme tout le monde, les ruptures, je vais les enfiler,
subies ou provoquées. Comme tout le monde, y’a
des petites pages grises qui ont fait souffrir. Accroupie
sur le seuil, des dimanches après-midi à attendre que
mon père vienne me chercher. Il m’oubliait presque
toujours et ne prévenait jamais. Est-ce que si on avait eu
le téléphone, cela aurait été différent ? Sans parler des
promesses non tenues. Est-ce que ça a laissé des traces ?

Non peut-être !

Heureusement, toutes les pages n’ont pas les mêmes
couleurs.

En maternelle et en primaire, j’allais à l’école communale
du village. Y’en avait une autre chez les cathos,
mais pour nous, c’était vraiment une autre ! Dans l’école
trois classes, trois années par classe. Trois copains dans
la même année que moi. On habitait tous la cité, ça
agrandissait la cour de récré. Enseignement traditionnel.
Tout le monde connaissait tout le monde. On aimait
nos instituteurs. J’étais bonne élève et très sage. J’ai vite
attrapé le gout de lire et me suis enfilée toute la bibliothèque
rose, la comtesse de Ségur de long en large, les
Martine, la Bible illustrée. J’adorais les miracles, au
point d’aller toute seule à la messe !

CHANGEMENT DE DÉCOR

Quand j’ai eu dix ans, ma soeur est arrivée.

Déménagement de la cité à Beaufays (banlieue chic de
Liège). Changement d’école. Le directeur m’a fait passer
des tests : sachant d’où je venais, il avait de sérieux
doutes sur mon niveau. Il a vite été « rassuré ». Dans
mon ancienne école, la directrice était instit, celui-ci,
coincé dans son costume cravate ne m’inspirait pas
confiance. De la vieille école aux grandes classes, avec
les deux cours à taille humaine, où ma mère, mes oncles

« Enfiler les
ruptures… »

et tantes avaient aussi été, changement d’infrastructure
total : bâtiment avec annexe, pour contenir les deux
classes par année bourrées chacune de plus de 20 élèves,
les classes maternelles de l’autre côté du grillage ! J’ai
eu beaucoup de mal à m’intégrer. J’ai vite compris que
je n’étais pas habillée comme il fallait, j’étais la seule à
avoir des jupes, un peu hippies, faites par ma mère et
des pulls tricotés main. Je me sentais à côté de la plaque.

Tout d’un coup, je me retrouvais avec des gens qui ne
me ressemblaient pas. J’avais la nette impression que
c’était moi qui n’étais pas à la hauteur. Quelques kilomètres
pour un vrai changement de décor social. Mais
je ne savais pas encore que c’était de ça qu’il s’agissait.

Et la Vesdre qui changeait de couleur au gré des bains
pour la laine me manquait.

Et puis, les secondaires. Changement de réseau, ça
ne me posait plus de problème d’aller chez les cathos, je
voulais surtout rester avec la seule copine que je m’étais
faite en 6e. J’ai réussi chaque année, en devant diminuer
mes heures de cours de langues pour ne pas rater.
Parmi mes 9 cousins et cousines, nous n’étions plus que
2 dans le général. Ma cousine a fait institutrice. Ma prof
d’histoire me conseillait la même chose. Aucune envie
d’être prof (pas assez reluisant). Pas d’idée précise sauf
que je voulais aller à l’université. Le droit ouvre à tout,
mais pas à tous… Deuxième essai en Communications.
Nouvelle section qui a mauvaise réputation. Je me
cogne les dents en sociologie culturelle dont je ne comprends
même pas l’intitulé. Bourdieu et son habitus et
son capital culturel. 4 fois le même examen. J’ai beau
lire et relire : je n’arrive pas à comprendre ces concepts.
Je ne peux peut-être pas m’y relier… Les classes sociales
ne se disent pas. Trop difficile pour moi de me situer
socialement. J’arrive au bout des candis, j’ai vécu mes
premiers échecs. Aux écrits je m’en sors, mais les oraux
sont un supplice. Je ne sors pas de mes cours, je ne les
relie à rien, je ne me pose
pas de questions. Un prof de
sociologie politique me demande
qui est le ministre de
la Culture en France, je lui dis
que ce n’est pas dans son cours. Il me répond qu’en tant
qu’étudiante en communication, je devrais m’intéresser
à la politique et lire la presse belge et étrangère… ça
m’embête de le décevoir, c’est le seul prof mignon !! J’en
étais à peu près là.

MONTER À LA CAPITALE

Je retourne en classe, pour apprendre à faire classe.
Direction Bruxelles. Suis la première des cousines à partir
si loin ! Dès mes premiers stages, je me rends compte
qu’à Bruxelles, il y a une fracture entre les écoles. Il y
a des écoles pour les Arabes, les Turcs, les Polonais et
d’autres écoles où d’autres, plus riches de tout, se rassemblent.
Dans les unes, on sent que l’école est essentielle
pour peut-être un jour sortir de la misère. Dans
les autres, il y a intérêt à ne pas mettre un prix trop bas
pour une paire de baskets dans l’énoncé d’un « défi »,
pour ne pas être la risée des élèves prêts à casser de la
stagiaire ! Je sais très vite dans quel genre de classe je
me sens plus à l’aise, personnellement. Certainement à
voir avec mes origines polonaises et au peu que je sais
de ce qu’a dû endurer ma grand-mère pour « s’intégrer
» dans la famille et dans le village. Des seaux d’eau
sale qu’elle recevait sur les pieds quand elle passait sur
les trottoirs de sa charmante belle-soeur…
Professionnellement, je ne savais pas trop comment
faire. Étrangement, le cours de FLE ou de citoyenneté
(où on abordait les questions sociales et interculturelles)
étaient des cours à option. Comment travailler
avec les publics dévalorisés n’était pas une priorité dans
la formation initiale, comme si c’était une situation
anecdotique ou qui n’allait pas durer. La prof de français
de l’école normale était trop occupée à promouvoir la
lecture fonctionnelle plutôt que de chercher des pistes
de travail afin de faire entendre la différence entre
« ou » et « u », entre « é » et « è » à ceux qui ne l’entendaient
pas. Mon premier boulot, avec 27 élèves de 6 ans,
des Turcs et des Polonais d’origine, pour faire de l’art
plastique, je voyais bien ! Mais pour l’apprentissage de
la lecture et de l’écriture, c’était nettement moins limpide…

Courage, fuyons ! Je me retrouve, un peu par hasard,
dans l’enseignement spécialisé. Pas d’exigence de
formation spécifique, ça se fait sur le tas (de fumier ?).
Les effectifs sont réduits de moitié, c’est plus possible
de travailler avec chacun. Je prends le temps de mettre
la main à la pâte dans une école des devoirs de mon
quartier. C’est important pour moi de sortir des murs
de l’école. Et de là, j’apprends beaucoup pour ma classe.
J’interroge le devoir qui creuse les inégalités si on ne
fait pas gaffe (réflexion absente à l’école normale, mis
à part un nombre d’heures à prester, mais ça ne compte
pas). C’est aussi dans l’association que j’entends parler
de gestion mentale et de pédagogie institutionnelle.
Amer constat, on y parle plus pédagogie qu’à l’école. On
s’y forme plus. On y est convaincus du tous capables. La
faute n’est pas rejetée sur les parents. Les difficultés des
enfants sont prises à bras le corps et le coeur.

Plus tard, je m’investis dans CGé. C’est là que j’apprends
d’où je viens ! Et beaucoup d’autres choses…