Moi, je voterais Marine Le Pen !

Alors que je clôture une séquence sur le thème des idéologies extrémistes au cours de laquelle les élèves sont amenés à identifier les étapes de la montée des régimes totalitaires et les caractéristiques des dictatures, une de mes élèves s’exclame : « Si j’étais française, je voterais Marine Le Pen ! »
En 6e qualification, une classe d’élèves issus de milieux populaires dans une école rurale, au programme du cours de formation historique et géographique : la montée du fascisme, du nazisme et puis du stalinisme. Mon dispositif est bétonné. Quand nous récapitulons au retour de vacances tout ce que nous avons vu à ce sujet, c’est l’occasion de faire des liens avec l’actualité. Alors que nous parlons des élections présidentielles en France, surprise… Laurie dit qu’elle voterait Marine Le Pen. « Au secours », me dis-je. De là s’ensuit une discussion sur le racisme et Martin annonce qu’il voit d’un très mauvais œil la classe Daspa (Dispositif d’accueil et de scolarisation des élèves primoarrivants et assimilés) présente dans l’école… Oh la la ! ça me fait mal au cœur. Je suis soudain envahie par un sentiment d’échec. Tout ce que nous avons fait jusqu’à présent au cours n’a donc servi à rien ? J’ai envie de rendre mon tablier.

J’ai fait le job et Hitler aussi…

D’où vient mon amertume ? Je décide de passer au crible toute cette histoire afin d’éviter le ressentiment que je sens poindre à l’égard de mes élèves. Ma première perception de l’évènement, c’est de me justifier. Moi, j’ai fait le job. J’ai rempli les prescriptions du programme puisque j’ai travaillé les extrémismes, j’ai prévu des objectifs en matière de concepts, j’ai permis aux élèves d’identifier les caractéristiques d’un régime autoritaire et j’ai mis au point des procédures pour y parvenir, analyse d’une documentation diversifiée, moments de travail individuel et collectif qui aboutissent à une production commune : une ligne du temps et une affiche. Bref, j’étais fière de mon travail… Sauf que, lors d’une discussion collective, tout s’est effondré. Une élève voterait Le Pen si elle était française. Et un élève voudrait renvoyer chez eux les élèves de la classe Daspa.
Passé l’effet de surprise, j’ai encaissé les infos et laissé la porte ouverte à une discussion libre où se sont succédé des prises de paroles de manière anarchique et désordonnée, où j’ai entendu tour à tour : « Marine Le Pen veut le bien des Français comme Hitler voulait le bien de l’Allemagne. » Pas faux, me dis-je. « Les deux veulent relever le chômage et donner du travail à leurs compatriotes. » Pas faux, mais je souligne à quel prix… Tom me dit que Hitler a construit des autoroutes, c’est cool ! « Mais pour acheminer des armes », rétorque-t-on, à la suite… « Oui, mais en réarmant, il a créé du travail. » Pas faux, me dis-je à nouveau. J’entends ensuite : « Mais après il y a eu la guerre… » J’ose une suggestion : « Peut-être que si Le Pen est élue, il y aura un risque de conflit en Europe. » « Oui, peut-être, répond Tom, mais Le Pen, ce qu’elle veut surtout c’est mettre les étrangers dehors. » Je rappelle les théories raciales de Hitler. « Oui, mais ce n’est pas la même chose, lui c’était les Juifs. » J’ai envie d’aller plus avant, mais j’ai le sentiment que ce n’est pas le bon plan. Sans l’avoir vraiment décidé, je les laisse parler, peut-être afin de voir quels liens ils vont faire, quelles associations d’idées surprenantes leur passent par la tête. J’entends : « Les étrangers de la classe Daspa, il ne faudrait pas accepter, surtout qu’ils touchent les filles dans les couloirs et dans le bus. » « Hitler, c’était un fou, ce n’est pas pareil. La guerre en Ukraine, c’est leur problème. » « Poutine aussi est fou… »

On a pu parler librement

Je ressens très fort le hiatus entre la théorie et la pratique, entre les savoirs froids et le vécu chaud… La réalité de mes élèves résiste à mon enseignement. Je vis le décalage et j’ai bien envie d’en rester là. J’ai fait mon job, je suis clean. Et pour le reste, eh bien, tant pis.
Et si mon travail ne commençait pas là justement ? Et si mon job ce n’était pas de combler l’écart entre la théorie et la pratique ? Entre l’Histoire que j’enseigne et l’Histoire vécue par l’élève. Entre la vérité que je semble détenir et la leur ? Et si mon travail de prof ne résidait pas précisément à mettre en place les moments, les plans de travail, les outils qui permettront d’apprendre, en tenant compte du réel. Ne plus donner cours, mais débattre, lire, écrire, produire. D’autant qu’à l’issue de cette séance de deux heures de cours, quand j’ai demandé aux élèves s’ils étaient satisfaits, ils m’ont répondu unanimes : « C’était intéressant, on a pu parler librement et vous nous avez écoutés. » « Nous avons commencé à aller à la rencontre des uns et des autres. » Il y a eu une amorce de rencontre, à moi de creuser et de passer à l’action.

Pourquoi était-ce ainsi ?

Et mon premier acte a été de jeter la patate chaude dans le creuset d’un travail collectif autour de différentes situations critiques. À plusieurs, grâce à l’entrainement mental, nous avons dépatouillé le problème. Pourquoi était-ce ainsi ? Pourquoi l’extrémisme et le racisme avaient-ils surgi à mon cours de FHG, là où on je ne l’attendais pas, là où précisément je le dénonçais ? Plusieurs hypothèses ont été formulées. En voici un aperçu. Ça a foiré parce que de manière générale, les profs voudraient que la classe soit un espace à leur image, ils veulent garder la main, ils pensent tellement bien. C’est peut-être vrai que les adultes ont une conscience plus accrue de la complexité du monde et que les jeunes ont envie de simplifier, mais à l’inverse, les élèves veulent complexifier la bonne parole des profs. Ils sentent très vite si on les laisse s’exprimer dans le seul but de les changer et leur réaction de rejet est souvent immédiate. C’est un banal mécanisme psychologique que de s’opposer au prof qui semble vouloir manipuler l’élève. Cependant, ici, j’ai laissé parler les élèves, si je ne l’avais pas fait, je n’aurais rien su de leurs opinions. Oui, mais je ne suis pas partie de leurs représentations. Et en plus, dans ce moment de prises de parole non cadré, certains élèves ont pris le leadeurship par des avis tranchés et définitifs alimentés par une actualité insécurisante. S’ajoute aussi le fait que les sources d’informations légitimes des élèves ne sont pas celles des profs. « Eux l’ont lu sur Insta, le prof dans Le Monde… » Enfin, je le reconnais, il n’y a pas eu de moments prévus pour lier le cours à l’actualité, la discussion a jailli sans crier gare. Comme la classe Daspa d’ailleurs… Personne n’a pris le temps d’expliquer aux élèves qui étaient ces Afghans soudain présents dans l’école. Et là, c’est l’institution qui n’a pas fait son job. Cela dit, la direction n’est sans doute pas au courant que des Daspa mettent la main aux fesses des filles dans les couloirs ou dans le bus… Mais est-ce vrai ? la situation de ces élèves venus d’ailleurs est très dure, pour eux et pour les autres. C’est un choc de cultures, comment en parler de manière sereine ? Comment sortir de ce foirage complexe ?

Écrire, faire écrire

Plusieurs pistes d’actions m’ont été suggérées : ne plus improviser, faire parler les élèves plus souvent sans confrontation frontale, organiser rencontres et partages entre élèves de la classe et élèves réfugiés, se documenter sur l’actualité, passer par une fiction, consulter les sites que les élèves consultent, travailler sur la base de témoignages, informer la direction de l’école de ce qui se passe en classe, responsabiliser l’institution dans l’accueil fait aux élèves Daspa, constituer un groupe de travail, un chantier avec d’autres profs, et puis aussi passer par l’écrit… Oui écrire, faire écrire… Si Le Pen était présidente, qu’est-ce qui changerait pour moi ? Si Poutine envahissait l’Europe, qu’est-ce qui changerait pour moi ? À la toute fin du dispositif, je pourrais demander que chacun, chacune écrive sa pensée en commençant ainsi : pour le moment, je pense que… ainsi, on peut changer d’avis…
Et bien en ce qui me concerne, à l’instant où je termine cet article, je pense que c’est jouable, je vais leur demander d’écrire et si jamais ça foire, je changerai d’avis…