Depuis quelques années, la première demande pour un enfant en consultation psychologique se transforme.
Il n’y a pas si longtemps encore, lorsqu’un enfant arrivait chez le psy, les parents prenaient le temps de nous expliquer les diverses difficultés rencontrées par le petit, par l’école et, ou par eux-mêmes. À côté d’un symptôme parfois prévalent (comme le manque de concentration, la désobéissance, ou une énurésie tenace), ils nous dessinaient la configuration toujours complexe de ce que Freud appelait « le roman familial du sujet ».
Aujourd’hui, la « science » a décrété -en les figeant- une série de troubles que l’on retrouve dans tous les pays développés. Ceux-ci, lorsqu’ils sont statistiquement dans la moyenne, sont repris dans un ouvrage spécialisé, le DSM-IV [1]Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, fourth édition – Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, quatrième édition.
Au téléphone, on nous demande si nous sommes thérapeutes spécialisés dans les TOP (Troubles oppositionnels avec provocation), ou dans les TDA/H (Troubles de l’attention avec hyperactivité), voire dans des troubles plus graves, les TED (Troubles envahissants du développement).
Ainsi, au premier entretien avec une maman, elle m’annonce, sure de son fait, que son garçon est hyperkinétique. Le médecin le lui a dit et a prescrit de la Relatine.
Son fils, Oscar, s’est précipité, sans même me saluer, sur la caisse de jouets, l’a basculée entièrement et a éparpillé les jouets dans tout le bureau. Il ne s’y intéresse pas car il découvre au même instant un fauteuil à bascule et puis un tabouret qui lui permet d’attraper sur mon étagère une flute dans laquelle il souffle avec vigueur.
Il ne tient pas en place, il découvre avec avidité chaque recoin de mon bureau, grimpe même sur la tablette et ne parait pas entendre sa mère quand celle-ci intervient pour tâcher de calmer son fils.
Comme Oscar, malgré sa médication, reste agité et dispersé, le médecin lui a conseillé de consulter aussi un psychologue.
L’orientation actuelle propre au DSM vise moins à se poser la question de savoir de quoi et de quelle structure tel malaise ou tel dysfonctionnement peuvent être la manifestation, mais plutôt de trouver le remède adéquat qui résoudrait rapidement les troubles de l’enfant. C’est-à-dire qu’on s’occupe moins de la cause que de la solution. Du moment que le médicament a un effet, on ne se préoccupe pas de connaitre ou d’interroger le sens du symptôme dans l’histoire du sujet.
L’important est de faire croire qu’un remède existe, de préférence un remède de la pharmacologie moderne. Mais quand le médicament n’existe pas, ou qu’il ne donne pas l’effet escompté, alors on fait appel au thérapeute spécialisé dans le monosymptôme épinglé, c’est-à-dire un thérapeute qui est supposé connaitre et procurer une solution en lieu et place du médicament.
Penser qu’un tel thérapeute existe participe d’une certaine naïveté car il n’y a pas de standard de l’hyperkinésie (ni de tous les autres troubles repris dans le DSM). Une hyperkinésie n’en est pas une autre et il faut dès lors se mettre à l’écoute du particulier du sujet, de son histoire, il faut découvrir la clinique du sujet dans ses arrangements, ses bricolages, et la fonction que prend pour lui son symptôme hyperkinétique.
Accepter de façon brute un diagnostic du DSM, c’est croire en une nouvelle clinique où l’étiquette fige l’enfant, lui enlève la charge de sa responsabilité et situe l’enfant en dehors de la norme.
Dans cette clinique où le remède prime sur la cause, il y a un effacement qui le plus souvent passe inaperçu : cet effacement, c’est ce que Jacques Lacan appelle « la dimension du sujet ». Le sujet, par définition, n’est pas un concept figé étiqueté, diagnostiqué, mais c’est plutôt une instance en mouvement, qui trouve ses identifications dans la parole et le langage.
L’histoire courte d’Oscar se résume en une séparation difficile des parents, un père qui a du mal à instaurer la moindre limite, et une mère qui se sent perdue devant un fils dont elle n’avait jamais imaginé qu’il puisse être une telle tornade.
Il faudra du temps et de la patience pour qu’Oscar accepte de se poser dans mon bureau, qu’il ne change pas cent fois d’activités, qu’il ne fasse plus de crise au moment de l’arrêt de la séance et qu’il sorte de cette « idée fixe » selon laquelle il est le méchant de sa classe !
Il faudra plus de temps encore pour que la mère puisse jouer ses cartes sans la pression sociale et personnelle qu’elle s’imposait à cause de sa culpabilité, et pour le père de pouvoir occuper sa place sans craindre que son fils ne veuille passer plus de temps chez sa mère ou pire qu’il ne veuille plus le voir.
Faire le pari du sujet, appréhender le symptôme comme la manifestation d’une difficulté dans l’assomption symbolique de sa position subjective, recevoir avec précaution les diagnostics standardisés du DSM, c’est prendre la responsabilité de sa tâche de parent ou d’enseignant pour accompagner de façon particulière et soutenue chaque enfant qui présente une « a-normalité ».
Pour Oscar, l’hyperkinésie a disparu alors même que les parents avaient décidé d’arrêter la médication puisqu’elle ne produisait pas d’effet.
Dans une conférence récente, Philippe Fouchet (professeur de psychologie à l’Université Libre de Bruxelles) faisait valoir qu’aux États-Unis et au Canada, il y a une pression extrêmement importante pour promouvoir le diagnostic de TDA/H et son traitement médicamenteux. Il nous disait combien les entreprises pharmaceutiques ont joué un rôle essentiel dans cette promotion et que des parents qui avaient fait le choix de refuser le traitement pharmacologique pour leur enfant diagnostiqué TDA/H ont été accusés de négligence médicale. Ce sont les écoles qui ont la plupart du temps porté l’affaire en justice.
Il ne s’agit pas ici de critiquer la Relatine qui -faut-il le rappeler ?- permet à un grand nombre d’enfants de se concentrer en classe et de rester assis le temps qu’il faut. Il s’agit seulement de prendre tout diagnostic avec mesure, de penser que ce diagnostic n’est pas immuable, et que son enfant peut se dégager parfois complètement de son symptôme à condition de prendre ce symptôme au sérieux, de le mettre au travail de la parole et du langage et de permettre ainsi à l’enfant de trouver un nouvel arrangement dans ses repères familiaux.
Notes de bas de page
↑1 | Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, fourth édition – Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, quatrième édition |
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