La littérature offre des textes piégés qui ravissent les initiés et découragent ceux qui n’ont pas les règles du jeu. L’album peut être un tremplin pour accéder au plaisir affectif, intellectuel et esthétique de la lecture littéraire comme de la lecture d’images si utile aujourd’hui.
La lecture littéraire narrative est sans doute la plus difficile tant l’univers imaginé par l’auteur parait fragmentaire et voilé. Écrire un roman ou une nouvelle, c’est pratiquer l’art de l’ellipse et de l’implicite. Selon Catherine TAUVERON[1]C. TAUVERON, Lire la littérature à l’école. Pourquoi et comment conduire cet apprentissage spécifique ? De la GS au CM, Hatier, 2002, p. 19., le lecteur, doit produire un travail intense de « détection » et de « comblement ». Pour y parvenir, il doit « se livrer à des opérations cognitives de haut niveau » : l’attention, pour détecter les indices de sens, la compréhension pour les relier de manière cohérente et faire des inférences, l’imagination pour formuler des hypothèses et élaborer un univers plausible qu’il complètera à sa manière, la réflexion pour explorer ce qui pourrait l’aider à résoudre les problèmes, sans compter qu’il doit mettre en réserve dans sa mémoire les éléments à élucider par la suite. Il lui faut témoigner à la fois d’audace, de créativité pour combler ce qui n’est pas dit et de rigueur, s’il veut traduire le texte sans pour autant le trahir, s’il veut respecter les droits du texte.
Dans le monde de l’édition, l’album désigne un livre dans lequel l’image est prépondérante par rapport au texte et dans lequel le sens est donné par l’interaction des divers constituants : l’image, le texte, et tout ce qui appartient au support matériel qu’est le livre, notamment son format. Tout peut être signifiant dans un album, ce qui ouvre un champ de recherche extrêmement vaste[2]2. La variété des thèmes et des formes plastiques offre au lecteur un terreau riche dans lequel il peut faire pousser du sens, de l’émotion, de la réflexion et des choix esthétiques. Elles permettent aussi au pédagogue d’accompagner le lecteur débutant dans l’élaboration et le plaisir d’une compréhension en entrainant tous les gestes mentaux.
Les lecteurs réticents sont plus attirés par l’image que par le texte. L’image parait plus « lisible », parce qu’elle présente des analogies avec la réalité. Quand j’accompagne quelqu’un brouillé avec la lecture de textes, je pars souvent d’un album et même d’un album sans texte. Je travaille de manière interactive, en partant de la couverture (image et titre), en demandant ce qu’elle laisse présager du contenu. Le lecteur se lance alors dans une recherche d’indices, risque des hypothèses de sens, essaie d’anticiper le contenu de l’album. J’admets toutes les hypothèses. Ce décryptage crée une attente : c’est la suite de l’album qui va valider l’une ou l’autre des hypothèses ou au contraire orienter le lecteur vers une façon de regarder les choses qu’il n’avait pas prévue.
On retrouve bien ici la dynamique de la lecture. Assez souvent, l’observation des pages de garde ou/et des 2e et 4e de couverture vont compléter ces premières hypothèses. Par exemple, dans Marcel le rêveur d’Anthony BROWNE, les gardes sont garnis de bananes, motif que l’on va pister dans tout l’album. Dans Flix de Tomi UNGERER, la couverture est paradoxale : elle montre à l’avant-plan un jeune chien renfrogné, faisant le dos rond, apparemment accablé par un gros souci et, derrière lui, se profile une ombre de chat. La 2e de couverture nous permet de retrouver ce chien léchant une crème glacée… d’où s’échappe la queue d’une souris. L’ambigüité chien-chat se confirme. Et si on consulte la 4e de couverture, on aperçoit un chien robuste portant un chat souriant qui brandit une pancarte avec le nom de Flix. Tous ces éléments mis ensemble nous préparent à l’aventure de ce chiot né de parents-chats et aux mésaventures que va lui valoir son métissage avant que celui-ci devienne un avantage.
Ce travail actif, mené en duo, peut aussi être mené dans un groupe. On assiste alors à un brainstorming réjouissant… Ce sont des moments de concentration et de participation intense.[3]Voir à ce sujet les projets européens repris sur le site www.signesetsens.eu. Concernant l’album, voir les productions de la Belgique à l’école maternelle. Voir aussi les productions belges … Continue reading
La lecture d’images va se poursuivre de page en page. Dans les albums sans texte, elle est une nécessité absolue. Il va falloir affronter les lois de l’image fixe qui découpe une « réalité » continue et mouvante. Il s’agit d’imaginer le mouvement et de compléter les scènes manquantes à chaque tourne de page. C’est un exercice qui peut être périlleux, mais qui prépare excellemment à la lecture de textes littéraires.[4]À ce sujet, consulter l’excellent livre de S. VAN DER LINDEN, Lire l’album, Éd. L’atelier du poisson soluble, 2006.
Je pense aux albums en noir et blanc d’Antoine GUILLOPE. Dans Prédateurs, nous suivons les efforts de deux chasseurs concurrents, un hibou et un chat, convoitant tous les deux une souris logée dans un parc urbain. Le dessinateur brouille les cartes en alternant le fond noir et le fond blanc, en variant les plans (gros plans, plans larges) et les points de vue (plongée, contreplongée, vue de face). Il faut vraiment prendre des indices dans le contexte spatial pour établir la continuité de l’action : par exemple, c’est la bordure du trottoir qui permet de savoir que le chat est encore à l’extérieur du parc au début et la présence des brins d’herbe qui nous indiquera qu’il a pénétré dans l’enclos. Le lecteur doit reconstituer mentalement l’espace global pour pouvoir donne du sens à cette suite d’images.
Loup noir, du même auteur, est un bel exemple d’album « piégé ». En effet, tout est mis en place (à commencer par le titre) pour que l’hypothèse privilégiée soit celle d’un garçon poursuivi par un loup. Le loup bondit sur le garçon, on craint qu’il le mange, on tourne la page et… celui-ci étreint tendrement l’animal. Il faut revoir son hypothèse, retourner aux images précédentes pour percevoir les détails signifiants (la position oblique d’un tronc d’arbre, l’emplacement de l’arbre tombé par rapport au garçon sur lequel a sauté le « loup ») pour comprendre qu’en fait l’animal est sans doute un chien qui a sauvé son maitre lors de la chute de l’arbre. L’auteur a volontairement trompé le lecteur : nous sommes en plein jeu « littéraire ».
Très vite, les apprenants comprennent ce « jeu » et y prennent gout. Ils deviennent de redoutables lecteurs d’images. Au début, ils se contentent de juxtaposer ces éléments. Il faut les amener à établir des relations et à les traduire en termes psychologiques ou en termes d’action. D’accord, sur la couverture de Pélagie la sorcière de Valérie THOMAS, « il y a une sorcière et un chat », mais la sorcière semble tomber. Pourquoi ? « Elle trébuche sur le chat ? » « Oui, mais pourquoi ? » Si la réponse n’apparait pas tout de suite, elle reste en attente et, dans cet album, elle viendra plus tard. L’inférence est ici une opération essentielle.
L’entrainement doit être progressif, partant d’albums « complaisants » vers des albums « résistants », notamment ceux qui brouillent l’ordre chronologique ou qui demandent une compréhension symbolique. Dans Tout change d’Anthony BROWNE, le petit héros voit le décor se métamorphoser autour de lui de manière inquiétante. On comprend qu’il s’agit de ses états d’âme : le papa est parti à la maternité avec la maman et a annoncé que tout allait changer. C’est l’inquiétude du gamin qui transforme le fauteuil en gorille et la queue du chat en serpent et il faut guetter dans les images les allusions à une naissance (le ballon qui se transforme en œuf, l’image de l’oiseau à la télé transformé en coucou s’introduisant dans un nid, etc.).
Si la lecture d’images entraine de manière ludique les compétences utiles à la lecture de textes, il me semble que cet apprentissage est également utile à la lecture des images qui constituent de notre environnement. Je constate que les piètres lecteurs de textes sont souvent aussi de médiocres lecteurs d’images. Or l’image exerce une fascination plus directe et peut davantage encore servir à manipuler les gens. Apprendre à lire les images, c’est muscler son esprit critique et devenir plus libre.
Les albums pour les petits enfants qui apprennent à parler sont redondants, mais quand ils s’adressent à des lecteurs plus grands, les albums offrent des textes complétant les images. Le jeu consiste souvent, à partir de l’image, à se poser des questions et puis à aller lire le texte pour vérifier les hypothèses ou répondre aux questions. Ainsi le lecteur en difficulté dispose d’éléments connus et il est dans l’attente de les compléter.
Le jeu peut se complexifier quand le texte va jusqu’à contredire l’image et il s’agit d’apprécier où se trouve la vérité. Je pense au superbe album de David WIESNER, Les trois cochons, dans lequel, au début, on reprend l’histoire des trois petits cochons, qui dit que le loup abat leurs maisons en soufflant et mange les deux premiers cochons. Mais l’image nous montre le loup perplexe cherchant en vain les cochons dans les ruines de leurs habitations : ceux-ci ont quitté la page pour glisser dans d’autres histoires. L’interaction avec l’image facilite la lecture du texte, mais paradoxalement elle l’enrichit.
La culture apparait quand la compréhension s’enrichit de références, c’est-à-dire quand l’esprit se crée des réseaux de sens qui lui permettent, très rapidement, de comprendre et d’apprécier un nouvel élément. C’est un facteur de plaisir et un moyen d’approfondissement.
Si on leur en donne l’occasion, les enfants mettent en réseau les albums d’un même auteur : ils reconnaissent CORENTIN ou VOLTZ à leur graphisme ou à leurs héros. Il faut dire que certains favorisent cette mise en écho, comme PONTI avec son poussin masqué qui se glisse d’album en album ! Le réseau peut aussi se créer autour d’un thème (les albums sur la différence ou sur… la lecture) ou d’une histoire (nombreuses versions détournées du Petit Chaperon rouge, par exemple).
Au-delà des résonances entre albums, beaucoup d’entre eux se réfèrent à d’autres formes d’art. Une institutrice a emmené ses petits au musée MAGRITTE après avoir analysé avec eux Les tableaux de Marcel d’Anthony BROWNE (Marcel, un singe peintre, pastiche les célèbres tableaux) et j’ai animé des séances où je présentais des extraits du film de Tati, Mon oncle, avant de découvrir avec les enfants Le Jacquot de monsieur Hulot, de David MERVEILLE. Cet album sans texte fait écho au film, mais le transpose dans une histoire inédite. Cet écho a résonné dans les rires des enfants et a créé un « feuilleté de signifiants », selon l’expression de Roland BARTHES.
Avant d’emmener les apprentis lecteurs sur ce lieu de construction d’une lecture en profondeur, il me parait indispensable de tailler les pierres avec eux, mais, en amont, c’est notre travail de pédagogue de repérer les pierres dans la carrière et de voir où elles s’insèreraient le plus harmonieusement possible dans l’édifice.
Notes de bas de page
↑1 | C. TAUVERON, Lire la littérature à l’école. Pourquoi et comment conduire cet apprentissage spécifique ? De la GS au CM, Hatier, 2002, p. 19. |
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↑3 | Voir à ce sujet les projets européens repris sur le site www.signesetsens.eu. Concernant l’album, voir les productions de la Belgique à l’école maternelle. Voir aussi les productions belges de l’école Arc-en-ciel dans le projet www.conaisens.org, consacré à la gestion mentale. |
↑4 | À ce sujet, consulter l’excellent livre de S. VAN DER LINDEN, Lire l’album, Éd. L’atelier du poisson soluble, 2006. |