Où l’on vous parle d’une des plus grandes mystifications fondatrices de l’école républicaine : la grammaire scolaire.
Tout d’abord, il faut s’entendre sur les mots : on confond souvent la grammaire et la grammaire. On appelle grammaire les structures de la langue et la description de ces structures. Mais il ne faut pas confondre la route et la carte routière. Le mot grammaire désigne tantôt les mécanismes de la langue, tantôt les bouquins qui essayent de les décrire. Parmi ces bouquins, il en existe deux sortes : d’abord les grammaires des linguistes, qui décrivent à partir de l’observation objective et qui proposent régulièrement de nouveaux modèles de description ; ensuite, les grammaires scolaires ou normatives, celles que vous connaissez (ou plutôt que vous aimeriez connaitre) et qui décrivent la langue non pas telle qu’elle est, mais telle que l’école la conçoit, celle qu’on interroge quand on se demande : est-ce que j’ai le droit ? Est-ce que c’est correct ? Est-ce que c’est français ?… Bref, la grammaire qu’on a appris à l’école.
Or, cette grammaire n’est qu’un modèle de description de la langue parmi d’autres. Changer ce modèle, ce n’est pas changer la langue, c’est changer les outils et les discours qui permettent de la décrire. Et les catégories grammaticales que nous utilisons encore à l’école aujourd’hui datent pour l’essentiel du XIXe siècle. Elles ne collent pas toujours à la logique de la langue. En gros, la carte ne correspond pas au territoire. Et si la grammaire scolaire ne s’adapte pas à la langue, c’est parce qu’elle n’a jamais vraiment cherché à la décrire. Son objectif était différent : apprendre à écrire sans fautes. C’est ici que les recherches d’André Chervel ou de Marc Wilmet peuvent bouleverser en profondeur notre rapport à la grammaire. Dans un livre incontournable, Et il fallut apprendre à écrire à tous les petits Français, André Chervel retrace l’histoire de la grammaire scolaire du début du XIXe siècle à nos jours et démontre à quel point cette grammaire n’est en réalité qu’un manuel d’orthographe.
La facilité d’évaluation (un point par faute) et le rituel de la dictée vont faire triompher l’orthographe à l’école. Même l’architecture de la classe s’en ressent. On invente les pupitres d’écolier. On les aligne. La machine méritocratique est enclenchée.
Avec la montée des nationalismes, c’est la troisième République qui enseigne l’orthographe comme on enseigne l’hygiène, dans une visée militariste et patriotique. En trois générations, l’orthographe est devenue la matière principale et Jules Ferry lui-même, fondateur de l’école laïque et obligatoire, s’en inquiète déjà en 1880 : « Ce que nous demandons à tous, c’est de nous faire des hommes, pas des grammairiens […]. À l’abus de la dictée, il faut substituer un enseignement plus libre, plus vivant, plus substantiel. Épargnons ce temps si précieux que l’on dépense souvent dans les vétilles de l’orthographe qui font de la dictée un tour de force et une espèce de casse-tête chinois. »
Il ne s’agit pas de comprendre, mais d’apprendre. Alors on met au point une batterie d’étiquettes mal pensées, entièrement dédiées à la graphie. Elles sont mises sur pied essentiellement par des enseignants ou des inspecteurs dans les différents manuels du XIXe siècle.
Selon Chervel ou Wilmet, une question centrale va engendrer pratiquement toutes les fonctions grammaticales de nos grammaires scolaires : comment accorde-t-on ce satané participe passé ? Pour répondre à cette question, il faut commencer par identifier son complément. Apparait un premier problème : « Elle a écrit à sa mère. » Pour écarter les compléments avec lesquels on n’accorde pas le participe passé, on distinguera le complément direct (construit directement) et le complément indirect (construit avec les prépositions : à, de, sur, sans, etc.). Par la même occasion, on propose les verbes transitifs (susceptibles d’accueillir un complément direct) et intransitifs (sans complément d’objet direct). Vivre ou crever sont intransitifs, mais que faire de vivre sa vie ou de crever la faim ? Pas de problème, on bricolera un complément interne. Surgissent alors une foule de compléments dont on ne sait pas trop quoi faire, ceux qui répondent à des questions commençant par où, quand, comment, pourquoi, etc. On invente alors les circonstanciels au gré des différentes circonstances. Leur nombre s’accroit d’une grammaire à l’autre pour atteindre le chiffre record de trente-six dans l’édition du Bon Usage de 1980 et marquer par exemple la concession (malgré l’obscurité), l’opposition (contre le courant), voire les conditions atmosphériques (par temps de pluie), etc.
Mais certains compléments continuent à échapper aux manuels scolaires, qui les pourchassent. Dans « Il a plu des cordes », des cordes n’est pas un complément direct. Qu’à cela ne tienne, on proposera de distinguer sujet réel et sujet apparent. Viendront encore l’attribut et les verbes I qui règleront le problème de « Le papillon devient chrysalide ».
Chervel conclut : « Quand le maitre a justifié l’accord du verbe par l’existence, par exemple, d’un “sujet apparent”, il pourrait ajouter : c’est ce qu’il fallait démontrer. Institution orthographique et théorie grammaticale s’épaulent l’une l’autre, empêchant le scandale d’éclater. »
Ainsi, de la longue quête orthographique des accords du participe passé résulte l’ensemble des fonctions de la grammaire scolaire, oserait-on dire en creux ou par l’absurde.
Par une approche critique, Marc Wilmet entreprend de passer l’ensemble des éléments de la grammaire scolaire en revue et d’en démonter les incohérences et les approximations pour ensuite proposer de nouveaux modèles plus en phase avec la réalité de l’objet décrit. Dans la plupart des manuels scolaires, l’adverbe est par exemple défini comme invariable. Cette définition ne fonctionne pas pour elle est toute triste. Le verbe est le mot qui exprime une action. Les noms galop ou course aussi. La grammaire scolaire distingue encore les déterminants articles le et un, en qualifiant le premier de défini (on sait de quoi on parle) et le second d’indéfini (on généralise). Dans « Un homme entra, qui avait l’air hagard », l’indéfini est pourtant clairement identifié. Dans « L’homme est mortel », le défini est ici généralisant. Le jugement d’André Chervel est sans appel : « La grammaire scolaire […] fait taire toute forme de réflexion grammaticale critique au profit d’une prière républicaine fondée sur le par cœur. »
Marc Wilmet n’est pas plus tendre : « Le jacobinisme centralisateur de la Révolution, de l’Empire, de la Restauration et de la République assigne à cette entreprise utilitariste la mission d’inculquer l’orthographe. La grammaire cesse d’être une science. » L’adage est connu : « C’est l’exception qui confirme la règle. » Malheureusement, si la grammaire prétend être une science, « humaine, mais pas molle », écrit Wilmet, elle doit être capable de remettre en question ses hypothèses face à un trop grand nombre d’exceptions. Franchement, tous les jours, aux quatre coins de la francophonie, des élèves, des parents d’élèves ou même des enseignants sont confrontés à l’illogisme et à l’inefficacité des terminologies de la grammaire scolaire, mais ils se disent que c’est peut-être eux qui sont trop bêtes pour les comprendre. Comme le dit le philosophe, linguiste et psychologue Théodore de Félice, cité par Wilmet : « Tout au long de ses études, l’élève est aux prises avec un monde d’illogisme ; et ceci non seulement à l’exercice de grammaire, mais dans tous les devoirs écrits assujettis aux règles de l’orthographe […]. On peut se demander si la nécessité d’assimiler intimement l’absurdité n’aurait pas quelque effet délétère sur la personnalité des êtres humains soumis à cette déformation constante, s’il n’en pourrait résulter l’acceptation passive de l’arbitraire dans la vie. »
Au début du XXe siècle déjà, le linguiste Ferdinand Brunot invitait les enseignants à « montrer qu’en grammaire, il n’existe point de dogmes qu’on doive recevoir sans comprendre, et accepter comme des vérités surnaturelles […]. De la sorte, la pédagogie grammaticale se retrouve en harmonie avec la pédagogie générale de l’école laïque, qui veut former les esprits à la réflexion et au libre examen ».
La grammaire est une discipline essentielle. On en fait depuis Aristote. Elle donne accès à l’épaisseur de la langue. Pourtant, on lui consacre de moins en moins de temps à l’école. Il apparait urgent de réenchanter la grammaire pour en redonner le gout. Car une autre grammaire est possible, plus empirique et donc plus curieuse, sans recours excessif à des termes pseudo techniques souvent inutiles et trompeurs, une grammaire qui s’appuie sur l’intuition et de laquelle découle une véritable réflexion. Ces méthodes existent et donnent des résultats (on vous renvoie ici aux recherches de terrain de Dan Van Raemdonck, par exemple). Mais c’est un sacré monument que cette grammaire scolaire, et changer ses méthodes ou ses étiquettes soulève un rejet instinctif et immédiat. Quand de nombreux linguistes défendent, par exemple, un nouveau modèle d’accord des participes passés, on entend des personnes se plaindre : « Mais alors on ne saura plus ce qu’est un complément d’objet direct ? »
Une maitresse proposait aux enfants de mettre des points sous les consonnes muettes pour les identifier : comme dans poids (un point sous le d, un point sous le s). Un jour, une petite fille lève la main et demande : « Madame, pourquoi on les écrit, si on ne les entend pas ? » Et un petit garçon à côté d’elle lui répond : « Ben, si on ne les écrit pas, on ne saura plus où mettre les points ! »
Avant 1830, ce qu’on appelle encore le maitre d’école ne connait pas l’orthographe. Fort peu d’enfants vont à l’école et on y apprend juste ce qu’il faut d’orthographe pour la lecture. Mais l’écriture, elle, nécessite ce que Chervel appelle un enseignement actif de l’orthographe qui ne s’installe réellement qu’au cours du XIXe siècle, avec une demande accrue de la société en secrétaires ou autres fonctionnaires en tout genre.
Entre 1829 et 1832, en moins de trois ans, on crée septante-et-une écoles normales et on voit exploser le nombre de publications de grammaires scolaires ou de manuels de conjugaison (plus de 2 000 sur tout le XIXe siècle pour seulement 200 au XVIIe). En 1833, on réforme le brevet et on augmente progressivement les doses d’orthographe. À la fin du siècle, ce brevet n’est pratiquement plus qu’une épreuve d’orthographe. Cette période correspond également à une complexification délibérée de l’orthographe elle-même. L’Académie française introduit dans son dictionnaire de 1835 des consonnes doubles ou des consonnes étymologiques qui n’existaient pas auparavant (comme le y d’analyse).
Et ce tout à l’orthographe va avoir une influence décisive dont on ressent encore les effets aujourd’hui. C’est l’enseignement de l’orthographe lui-même qui va servir de fondation à l’ensemble des pratiques pédagogiques de l’école de la République. L’orthographe devient l’ADN de l’école.