Dans un contexte de pandémie mondiale, l’École a compté implicitement sur les capacités d’autonomisation des élèves. Elle leur a demandé de se confronter à des notions complexes sans les interactions avec la classe et avec le savoir médiatisé par l’enseignant.
Mais n’est-ce pas déjà le cas, en maternelle, dans les dispositifs dits de « travail en autonomie » devenus constitutifs de l’organisation de la classe, comme si l’autonomie espérée par l’École advenait naturellement aux individus ? Attend-on des élèves qu’ils deviennent autonomes sans jamais leur enseigner les moyens pour le faire ? Le danger de banaliser ce terme « autonomie » serait de faire perdre de vue aux enseignants les conditions de sa construction chez les élèves. Quelles sont-elles ?
« Amener l’élève à faire et à se surveiller en train de faire. »
Depuis longtemps des travaux de recherche, notamment ceux de Sylvie Cèbe[1] S. Cèbe, « Apprends-moi à comprendre tout seul », Bulletin du centre Alain-Savary, n° 11, juin 2001. Disponible en ligne sur le site de l’Ife, centre Alain-Savary. montrent que quand l’École ne permet pas aux élèves d’accroitre leur capacité d’autonomisation, elle contribue à transformer les différences sociales et culturelles en inégalités scolaires. Ces travaux, bien que datés, font référence aujourd’hui, car ils bousculent une idée largement répandue, consistant à penser qu’il suffirait de laisser l’élève « faire tout seul », pour qu’il devienne « autonome ». Or, on sait que c’est en accompagnant de très près l’élève au début de l’action et en lui permettant d’acquérir des connaissances sur la tâche proposée, qu’il pourra progressivement se détacher du guidage de l’adulte.
Faire preuve d’autonomie dans le travail scolaire est une compétence reconnue comme étant celle des meilleurs élèves. Or, la recherche montre à quel point la socialisation familiale peut peser sur le comportement scolaire : plus le milieu sera populaire, plus les parents exigeront de leur enfant d’obéir à un modèle et une prescription de l’adulte pour arriver rapidement au résultat escompté. À l’opposé, les enfants issus de milieux plus aisés seront incités à expérimenter, se tromper, interagir à plusieurs reprises avec l’adulte pour trouver une solution au problème posé, grâce à un étayage patient et par la transmission d’un désir de liberté et de non-conformité. Tous les enfants arrivent à l’école avec un potentiel, mais ils ne le mobilisent pas tous efficacement ; certains, dits « en difficulté », manifestent un comportement d’évitement face aux tâches mettant en jeu les apprentissages.
Sans revenir ni sur la théorie des dons ni sur celle du « handicap socioculturel » dont les limites ont été démontrées, je défends l’idée que la variable pédagogique compte et que l’École peut contrebalancer le poids de l’origine socioéconomique des élèves. Certains enseignants accordent peu de place, dans leurs interactions, à la compréhension et aux procédures à mobiliser pour pouvoir construire des savoirs nouveaux. Sans doute pour leur faciliter la tâche, ils ont tendance, comme les sociologues l’ont constaté dans les familles de milieux populaires, à ne centrer l’attention des élèves que sur la réalisation de l’activité, c’est-à-dire sur la consigne et le résultat.
« Autonomie » venant du grec autos, soi-même, et nomos, loi, règle, l’autonomie est la possibilité de se gouverner soi-même, par ses propres lois. Ce qui est autonome résulte donc d’un processus d’intériorisation, par un sujet social, de normes et de règles qui le conduisent à s’autoréguler. Être autonome face à la tâche scolaire, c’est en comprendre les enjeux et les procédures, les maitriser par la répétition dans des situations différentes pour être un jour capable de les mobiliser, seul, dans une situation nouvelle. C’est être capable d’obéir à des normes internes (intériorisées) plutôt qu’externes. Or, les normes internes d’une activité, ce sont celles sur lesquelles repose le contrat didactique[2] Concept introduit en didactique des maths en 1978 par G. Brousseau, pour parler de la relation qui relie plus ou moins implicitement le savoir, le maitre et l’élève dans les situations … Continue reading. Les normes externes reposant, à contrario, non pas sur la nature de l’activité, mais sur des éléments « de surface » comme le fait de bien découper, bien colorier, etc., ou de bien obéir à l’enseignant, ou encore de bien travailler pour faire plaisir à ses parents.
Tous ces éléments renvoient au résultat immédiat de la tâche et non à ce que l’École attend de son accomplissement. Au fond, l’autonomie attendue par l’École, « c’est bien plus que de la débrouillardise ! » (Philippe Meirieu)
Sylvie Cèbe défend la nécessité d’une « éducation cognitive » sur le développement des processus cognitifs et métacognitifs des élèves. Il ne s’agit donc pas, en classe, de se contenter d’approximations fournies par l’élève et de ne se focaliser que sur la solution à atteindre. Il s’agit de « médiatiser » l’enseignement, c’est-à-dire de concevoir des situations d’apprentissage et des stratégies d’intervention qui lui permettent de reconstruire la procédure et d’exercer un contrôle efficace sur son fonctionnement ainsi que sur l’activité elle-même. Pour ce faire, le guidage de l’enseignant est primordial : dans un climat de confiance, il doit questionner l’élève sur la procédure utilisée et sur comment il sait les choses, doit être à l’écoute de ce qu’il dit, doit provoquer des justifications, établir les connexions logiques.
Il ne doit pas donner les réponses, mais guider, être garant de l’ordre des actions et de la structure du dispositif. Ce que recherche ce type d’enseignement n’est pas un changement ponctuel, mais dépasse la seule situation travaillée. Cela suppose que l’élève soit capable de se concentrer sur la tâche proposée dans la situation d’apprentissage. Cette forme de travail doit lui permettre d’acquérir, d’élaborer et d’appliquer des opérations cognitives fondamentales comme comparer, classifier et comprendre la flexibilité des classes, sérier et trouver les règles des séries, identifier ou classer des objets en fonction de caractéristiques distinctives. La généralisation de ces procédures sera optimisée par l’exercice des compétences dans des domaines variés comme la notion de nombre, de couleurs ou de saisons. L’élève comprendra la nécessité de changer son point de vue pour mieux appréhender les règles qui appartiennent au domaine social. Du côté de l’enseignant, cela suppose qu’il observe où en est l’élève dans son développement pour lui proposer une tâche d’apprentissage à partir de laquelle un étayage sera possible.
Pour arriver à « comprendre tout seul » la règle du jeu, l’élève doit se passer progressivement, d’une part du soutien affectif que lui apporte l’adulte (en le rassurant, etc.) et, d’autre part, des aides didactiques que l’adulte lui propose. Dans ce processus de conquête de l’autonomie, on voit bien que le dés-étayage est aussi important que l’étayage : l’élève ne « comprend tout seul » que lorsqu’il peut se dégager du système d’aide mis à sa disposition en étant conscient de ce qu’il doit faire. Pour cela, il faut consacrer du temps pour s’assurer de sa capacité à conduire une activité de transposition analogique ; il faut lui apprendre à repérer des indicateurs de la structure, ceux qui caractérisent véritablement la nature du problème. Cette opération relève des procédures de métacognition.
La métacognition est un processus de contrôle de l’activité qui repose sur trois types d’opérations : l’anticipation et la prévision (qu’est-ce que je cherche à apprendre et comment je vais y arriver ?), l’autorégulation (quelles sont les stratégies opérantes par exemple ?) et l’évaluation (qu’avons-nous appris ?). Les activités métalangagières[3]Un locuteur exerce une activité métalinguistique (ou métalangagière), lorsqu’il constitue la langue elle-même en objet d’étude ou de discours. Reuter et al. (2013), Dictionnaire des … Continue reading convoquées à toutes les étapes de ce processus permettent des prises de conscience régulières. Cèbe souligne que l’élève pourra en tirer bénéfice sur le long terme pour « s’aider tout seul […] la métacognition et le langage intériorisé jouant le rôle de régulateur interne[4]. Bruner, Le développement de l’enfant : savoir-faire, savoir dire, PUF, 1983. L’intervention des adultes prend la forme d’une tutelle sociale langagière pour aider l’enfant à … Continue reading ».
Car c’est la métacognition qui amène l’élève à faire et à se surveiller en train de faire (autocontrôle). Lorsqu’il pourra décontextualiser savoirs et procédures, il accèdera à la conceptualisation qui permet de généraliser, de penser les situations les plus complexes.
Apprendre à l’école aux élèves à devenir autonomes, c’est les rendre conscients de la manière dont ils s’y prennent pour réussir à traiter les tâches scolaires ? Se profile ainsi une remise en question de pratiques pédagogiques qui n’offrent pas suffisamment d’obstacles pour solliciter une activité cognitive émancipatrice chez les élèves. Ces pratiques laissent s’installer sournoisement des malentendus entre les jeunes élèves et la culture scolaire. En conséquence, l’enseignant doit être vigilant à ce que la tâche scolaire ne se limite à faire appliquer une consigne (trier des formes géométriques par exemple) et à vérifier le résultat, pour ne pas risquer de « fabriquer » des élèves qui ne pourront pas accéder à l’autonomie cognitive. Là est le véritable enjeu… dès l’école maternelle.
Notes de bas de page
↑1 | S. Cèbe, « Apprends-moi à comprendre tout seul », Bulletin du centre Alain-Savary, n° 11, juin 2001. Disponible en ligne sur le site de l’Ife, centre Alain-Savary. |
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↑2 | Concept introduit en didactique des maths en 1978 par G. Brousseau, pour parler de la relation qui relie plus ou moins implicitement le savoir, le maitre et l’élève dans les situations scolaires. |
↑3 | Un locuteur exerce une activité métalinguistique (ou métalangagière), lorsqu’il constitue la langue elle-même en objet d’étude ou de discours. Reuter et al. (2013), Dictionnaire des concepts fondamentaux en didactique. |
↑4 | . Bruner, Le développement de l’enfant : savoir-faire, savoir dire, PUF, 1983. L’intervention des adultes prend la forme d’une tutelle sociale langagière pour aider l’enfant à intérioriser cet étayage à travers une corégulation qui se fera sous forme langagière, questionnante, reformulante sur le rapport procédure-but-performance, pour qu’il puisse se poser à lui-même (par autolangage) les questions de l’adulte et devenir ainsi son propre tuteur. |