Ne pas prendre des vessies pour des lanternes

Si nous désirons des élèves citoyens responsables acteurs critiques (CRAC) alors, dans les classes, nous avons besoin d’enseignants CRAC. Comment ? Tenter Plus organise un dispositif de formation par la pédagogie institutionnelle, dans une haute école, à Liège

Je fais partie d’une équipe de responsables de dispositifs de formation dans le supérieur pédagogique, en tant que didacticienne en sciences sociales. Nous travaillons avec de futurs AESI en sciences humaines. Les membres de notre équipe sont tous formés, à des degrés divers, à la Pédagogie institutionnelle [1]La Pédagogie institutionnelle : une filiation qui s’inscrit avec Célestin Freinet, Fernand et Jean Oury, Aïda Vasquez…. Notre grille horaire n’est plus faite de cours, mais bien de projets, d’ateliers, de Conseils… Ces moments de formation se vivent soit en horizontalité soit en verticalité, des étudiants des différentes années mélangées selon les dispositifs.
Dans ces espaces-temps de notre système, des moments de paroles, de décision et d’apprentissage disciplinaire ou interdisciplinaire sont organisés pour faire vivre une classe coopérative verticale. Un véritable collectif qui bouillonne, où chacun est appelé à changer de place, étudiants comme enseignants ; où chacun est soumis à la double Loi de la Classe : « Ici, chacun est tenu de s’impliquer dans le travail pour se (trans)former et pour contribuer à la (trans) formation des autres » et « Ici, nul ne peut être considéré comme objet, pas même objet de formation ; chacun est Sujet à part entière, chacun a donc le droit de s’engager ou de marquer son refus ».
En effet, c’est ensemble qu’on se forme, on a besoin des autres pour se former et les autres ont besoin de nous. Nous avons besoin pour apprendre, non seulement de la présence physique des autres, mais aussi, et surtout, de leur implication dans le travail, comme les autres ont besoin de notre propre implication. Chaque absent manque au groupe. C’est cela qui justifie notre exigence de participation effective aux activités. Nous exigeons et exigerons donc la coopération dans la formation. Mais la démarche de connaissance est, et restera toujours, une démarche de liberté. Chacun est sujet de son histoire, disant oui ou non à notre exigence de participation, d’implication et de travail. Paradoxalement, le devoir d’implication et de travail s’accompagne du droit de s’engager ou non. Passons par le concret et un exemple de projet mené.

Vivre un projet vertical avec des étudiants de 2e et 3e bac

Nous sommes début décembre, il reste trois semaines avant le congé. Les étudiants reviennent de stage, la Saint-Nicolas est juste derrière eux… Avec deux collègues, nous lançons le projet collectif didactique (PCD) qui se réalisera en 29 heures. Trois groupes d’étudiants en verticalité sont formés avec pour chacun, un professeur responsable, garant du projet qui préside le premier moment, un temps de trois heures, dont une en autonomie. La première heure débute avec la négociation du contrat. Après lecture et questions de clarification sur ce dernier, les discussions vont pouvoir commencer. Comment allons-nous gérer les absences ? Vers qui allons-nous socialiser notre production ? Qui seront les veilleurs du projet ? Comment va-t-on organiser les secrétariats et les présidences futurs ? Quelles sont déjà les responsabilités à ouvrir et à prendre pour une bonne organisation du travail à venir… ?
Ensuite, les étudiants en autonomie lisent l’analyse matière [2]L’analyse matière est un travail de recherche sur la thématique choisie qui est réalisé par l’enseignant en vue de la transposition didactique. rédigée par les enseignants selon la démarche de recherche [3]L. Van Campenhoudt, J. Marquet, R. Quivy, Manuel de recherche en sciences sociales, Dunod.. Elle porte sur le cas concret du projet Nassonia, contracté entre la Région wallonne et la fondation d’utilité publique Pairy Daiza. C’est un projet de gestion différenciée de la forêt à Saint-Michel Freyr, dans la commune de Saint-Hubert, ancienne chasse de la couronne. La semaine qui précédait le lancement du projet, les étudiants avaient reçu par mail un portefeuille documentaire de quatre pages informatisées, avec deux consignes, afin de s’immerger dans la thématique « les conflits d’usage sur le territoire forestier ».
L’objectif est qu’ils s’approprient cette recherche faite par et pour des enseignants, en vue de projeter des activités d’apprentissage pour des élèves du premier degré de l’enseignement secondaire obligatoire. La séance de lecture est suivie par une séance de questions-réponses sur les modèles d’analyse [4]Les modèles d’analyse traitaient du développement durable et des défaillances du marché. mobilisés sur la problématique suivante : « En quoi ce nouveau partenariat (public/privé) marque-t-il un tournant dans la gestion des espaces forestiers ? En quoi le projet Nassonia permet-il ou non de contrer les défaillances du marché pour un développement durable ? » Le moment se termine par la rédaction en petits groupes de quatre à cinq étudiants de questions en vue de la journée terrain du lendemain.
En matinée, nous découvrons une partie de l’espace forestier de Saint-Michel Freyr avec un des responsables du projet Nassonia et un agent de la DNF [5]DNF : département de la nature et de la forêt.. L’après-midi, nous rencontrons un panel d’acteurs du monde forestier : un chasseur, membre de la société Royale Saint-Hubert ; un propriétaire privé membre d’un syndicat ; le bourgmestre de Nassogne [6]Un premier projet de gestion différenciée était prévu sur le territoire de Nassogne, mais le conflit entre différents acteurs et usagers de la forêt y mettra fin. C’est la RW qui a donc … Continue reading  ; Thierry Petit, un agent de la DNF ; Gérard Jadoul, un coordinateur du projet. Chacun s’exprime d’abord sur sa manière de gérer, d’aimer et d’utiliser la forêt… Après, c’est au tour des étudiants de poser des questions, afin de bien cerner les intérêts de chacun, les potentiels conflits, les logiques d’action en présence. Par exemple, ils apprennent que la commune de Nassogne a besoin des revenus forestiers pour boucler son budget communal via soit les locations de chasse, soit la coupe de bois. Mais cette dernière est menacée par les maladies comme le scolyte du hêtre ou de l’épicéa qui fait chuter les cours du prix du bois. En 2018, les revenus ont quasiment été divisés par deux. Le changement climatique n’y est pas pour rien. Gérard Jadoul nous parle du gibier trop nombreux qui ne permet pas à la forêt de se régénérer, les jeunes pousses sont immédiatement consommées. Le propriétaire privé s’inquiète des essences qu’il faudrait planter dès aujourd’hui pour s’adapter à un réchauffement, le chasseur craint de nouvelles législations qui limiteraient son loisir, faut-il valoriser plutôt une chasse qualitative que quantitative… C’est à partir de cette complexité faite de questions, de points de vue divergents parfois conflictuels et d’expertises diverses que nous rentrons dans nos murs pour élaborer la transposition didactique, c’est-à-dire la création d’un dispositif d’apprentissage avec des activités destinées à des élèves du premier degré. Il nous reste 20 heures, il est temps de se mettre à la production. Les étudiants ont la main, en tant que responsable du dispositif, je veille, je soutiens et je participe.

Multiplier les expériences et les postures

Rien que sur ces premières heures du PCD, les étudiants ont déjà vécu quelques belles expériences : ils ont débattu du contrat pour décider de sa finalisation, ils ont pratiqué l’analyse documentaire, ils ont utilisé des apprentissages pour questionner, ils ont fait le point pour s’approprier les modèles d’analyse, ils ont pratiqué le terrain. Ils sont passés également par différentes postures : avec le portefeuille documentaire, ils ont été placés comme acteurs ; lors de la négociation du contrat, ils sont devenus auteurs collectifs ; pendant la lecture de l’analyse matière, ils étaient récepteurs. Autant de postures et d’expériences que nous souhaiterions qu’à leur tour, ils puissent faire vivre à leurs élèves en stage ou quand ils seront diplômés. « Ne rien dire que nous n’ayons fait », aimait dire Fernand Oury, quand il parlait de la pédagogie institutionnelle. Certains ajoutent faire ce qu’on dit et dire ce qu’on fait. En effet, faire le point est essentiel quand on mène ce type de projet : pouvoir se poser, se demander ce que l’on a fait, pourquoi on l’a fait, comment et enfin énoncer ce que l’on a appris. Ce sont des moments méta où on secondarise les expériences vécues. Il s’agit bien, ici, d’expliciter, de clarifier pour chacun les apprentissages issus des pratiques concrètes. Une fois de plus, ce que nous vivons avec nos étudiants se veut transposable dans les classes du secondaire. Le projet sera socialisé fin janvier, dans un premier temps avec les étudiants de première et puis en formation continuée. Les étudiants feront vivre la tâche complexe qu’ils ont élaborée dans le projet. [7]Pour plus d’informations sur ces expériences et postures voire les travaux du consortium sciences humaines pour le pacte d’excellence sur e-classe.

Donner du sens à ce que l’on fait en classe

Ce type de dispositif éducatif a pour but, par le changement de posture, par la pratique d’expériences diverses et par l’exigence de structuration des apprentissages réalisés, de créer du désir pour les savoirs et d’aider à l’émancipation de chacun. Fierté, plaisir et rigueur ne sont pas incompatibles, au contraire, ils sont le gage d’élèves bien dans leur peau, prêts à relever les défis de notre société, car munis de savoirs et de compétences. Ce sont des choix pédagogiques et politiques.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 La Pédagogie institutionnelle : une filiation qui s’inscrit avec Célestin Freinet, Fernand et Jean Oury, Aïda Vasquez…
2 L’analyse matière est un travail de recherche sur la thématique choisie qui est réalisé par l’enseignant en vue de la transposition didactique.
3 L. Van Campenhoudt, J. Marquet, R. Quivy, Manuel de recherche en sciences sociales, Dunod.
4 Les modèles d’analyse traitaient du développement durable et des défaillances du marché.
5 DNF : département de la nature et de la forêt.
6 Un premier projet de gestion différenciée était prévu sur le territoire de Nassogne, mais le conflit entre différents acteurs et usagers de la forêt y mettra fin. C’est la RW qui a donc repris le partenariat avec Éric Domb de Pairy Daiza.
7 Pour plus d’informations sur ces expériences et postures voire les travaux du consortium sciences humaines pour le pacte d’excellence sur e-classe.