Ne pas se laisser démonter

Paul Marien, artisan ascensoriste a passé son enfance à courir dans l’atelier de son père qui l’envoyait faire des dépannages tout seul à onze ans. Aujourd’hui, il n’arrive pas à décrocher, son métier le passionne. Il ne veut pas abandonner les jeunes artisans qu’il a formés et qui travaillent avec lui.

Quand il avait neuf ans, dans l’atelier, il y avait une forge qu’on tournait à la main. Les ouvriers qui savaient exactement la puissance de feu nécessaire simplement en regardant la flamme l’engueulaient lorsqu’il tournait trop vite l’outil. D’ailleurs, il ne les appelle pas des ouvriers, mais des maitres-artisans, sensible à leur intelligence et à leur savoir.

Tout Petiot déjà…

Paul ne se voyait pas sous les ordres d’un patron, donc il a créé sa société. En 1989, il a voulu arrêter, mais son neveu lui a demandé du travail, alors il a continué, mais en choisissant les clients et les travaux, pour ne pas perdre sa liberté. Et puis, il a rencontré des jeunes qui étaient dans une école technique et professionnelle, dans un quartier pauvre de Bruxelles. Il l’appelle le parking parce que c’est comme si on les mettait là pour qu’ils ne soient pas dans la rue, avec l’impression que les jeunes ne faisaient pas grand-chose en classe. Ces jeunes Noirs, comme il dit, ils sont venus plusieurs fois lui demander du travail. Après leur stage, deux jeunes sont restés et travaillent toujours avec lui. Le troisième termine son stage et il cherche à l’engager aussi. Un des trois avait une vie particulièrement difficile, ça a donné envie à Paul de lui donner une chance.
Avec Paul, ils ont appris plus qu’à l’école, et s’il faut fabriquer des pièces pour une réparation, ils s’en occupent eux-mêmes. Il ne peut pas y avoir d’intermédiaires, car ce sont eux qui savent comment doivent être les pièces. Ils décident et s’organisent : un artisan doit savoir penser son travail. Les jeunes sont fiers d’être maitres du processus. Paul aussi est fier : ses jeunes travailleurs sont autonomes, ils n’ont plus besoin de lui.

Un homme engagé

À Bruxelles, il y a un patrimoine architectural formidable, et à l’intérieur des immeubles, de vieux ascenseurs superbes et très solides. Dans les années soixante, ce patrimoine a été allègrement démoli.
Paul a engagé un bras de fer avec les multinationales qui s’employaient à faire édicter des normes pour remplacer tous les ascenseurs : une obligation couteuse, inutile et criminelle pour le patrimoine et pour l’environnement. Il y a eu une recommandation européenne qui n’avait pas la force d’une obligation, mais en Belgique, les politiques en ont fait un arrêté royal. Il a fait bloquer son application, en faisant valoir qu’au lieu de tout casser et changer, on pouvait aménager l’existant et rencontrer les nouvelles normes de sécurité. Et il a gagné, mais pour combien de temps ?
Les grosses firmes en plus de mettre la pression en ce qui concerne les règlementations ont repris des ateliers pour les fermer. Plus de lieux pour réparer, parce que ça leur rapporte plus de mettre du neuf. Il a des preuves de ces rachats et devant la vérité, Paul ne se tait pas.
Derrière ces deux positions antagonistes, il y des visions totalement différentes du métier d’ascensoriste.
Pour Paul, c’est savoir analyser l’état de l’appareil et garder tout ce qui fonctionne. Mais les ouvriers qui sortent de l’école et ceux que les grosses firmes recherchent n’ont plus ce savoir-faire.
Travailler comme ça prend du temps et nécessite des ouvriers qualifiés et créatifs qui ont accumulé du savoir issu de l’expérience. L’ancienneté a un cout, les grandes firmes préfèrent des ouvriers aisément remplaçables qui ne passent pas du temps à diagnostiquer finement, à imaginer et à mettre en œuvre des solutions, y compris en créant des pièces. Actuellement, dès qu’il y a un problème, on remplace des blocs entiers de pièces neuves. Qui maitrise encore les rouages internes ?
Paul a été invité en Chine pour visiter des firmes. Elles produisent beaucoup d’ascenseurs, mais la qualité n’est pas au rendez-vous.
Lui, il a fait le choix de gagner moins d’argent et de bien payer ses travailleurs, car ils ont acquis des compétences.

Gustave

Gustave habitait à Bruxelles et puis il a déménagé. Il a eu du mal en arrivant dans sa nouvelle école, car à Bruxelles, le niveau était plus bas et il y avait un manque de suivi de la part des profs. Pour bien enseigner aux élèves, les profs doivent avoir de l’amour pour eux. Un de ses profs leur disait de toute façon, que vous appreniez ou pas, je touche mon salaire à la fin du mois.
Il parle aussi de la posture des jeunes dans son ancienne école : on veut réussir, mais on ne veut pas comprendre. On se donne la peine de tricher, juste pour avoir le diplôme ou faire plaisir aux parents. Dans sa nouvelle école, les profs sont là et il y a le matériel.
Il a eu du mal à trouver un stage. Un cousin lui a parlé de l’atelier de Paul Marien où on travaille avec amour. Il a appris à récupérer des bricoles et à les transformer en pièces. Il n’y a pas de pression. Chacun fait son programme et prend le temps pour faire le travail correctement. Il y a plus de responsabilités, il faut penser à tout. Paul préfère qu’ils mettent un jour de plus qu’une heure trop peu. Comment s’y retrouve-t-il financièrement ? Il n’y pas de chef et sous-chef à payer. Et quand c’est du travail de qualité, les gens paient ce qu’il faut.
À l’école, ils comparent leurs stages. Il y en a qui sont dans des grosses boites : ils ne font rien ou des choses répétitives et non qualifiées.
Paul n’a que des éloges pour ses trois ouvriers. Son seul critère, c’est qu’ils aient vraiment envie de travailler. Il ajoute, avec les Noirs, c’est différent qu’avec les Blancs : si on les respecte, on ne les écrase pas, ça compte pour eux. Moi, je ne regarde pas la couleur de la peau, je regarde la qualité de l’individu et de son travail.

Déqualification généralisée

Les sociétés de contrôle (otc) ont-elles fait une sorte de cartel ? Qu’est-ce que le secteur des ascenseurs va devenir quand Paul sera parti ? Ils ne veulent pas de la méthode Kinney1 appliquée par Paul où il faut décrire ce qu’on doit faire. Paul est vexé de devoir soumettre ses projets à des incompétents. Ils sont grassement payés pour rien, pour faire des checklists et tout démolir. Le métier a beaucoup évolué. Les grosses firmes sabotent les programmes de formation poussée de leurs futurs travailleurs : elles veulent des automates.
Paul raconte qu’un ascenseur s’est arrêté par manque d’huile dans le système. La société — qui avait un contrat d’entretien — réclamait 7 000 euros alors qu’il suffisait de mettre de l’huile !
Travailler vite et bien, ça n’existe pas. Il faut accepter que ça prenne du temps.