Nous y étions à « Faire fortement mouvement »

« Camarade, c’est doux ce petit mot ondin

Qui court comme un ruisselet de caresses et nous épaule les uns contre les autres

Alors que nous avons banni notre vieille identité

Camarade

C’est notre signe de ralliement, dans notre rude tendresse[1]Abdellatif LAABI, Histoire des sept crucifiés de l’espoir, La Table rase, Paris 1980.. »

Eh bien oui, c’est rempli de tendresse et de force le mot camarade. C’est le premier qui me vient quand j’en suis à relater ces quatre jours mémorables du mouvement. Car c’est bien un mouvement que nous avons vécu et il faut en faire mémoire. Comme dirait un des membres présents : « C’était fort et je pourrai dire que j’y étais. » Faire mou-vement, c’est bouger, c’est accepter de se transformer, c’est faire trembler nos « vieilles identités ». C’est faire corps aussi. Rassembler les forces en présence pour avancer, se créer une culture, un bagage commun, se rappeler ce qui nous lie et nous délie.

Et ça donne quoi concrètement, ces belles envolées lyriques ? Fermez les yeux et imaginez 28 camarades qui apprennent, réfléchissent, produisent, affinent leurs compréhensions, se disputent avec élégance, mais allègrement, pendant quatre jours. Le tout orchestré par cinq de ces camarades et ponctué par des institu-tions, filles de la pédagogie institutionnelle : le Casque bleu, par exemple, qui est mauve, en fait, et couvre le chef de celui qui veille à ce que les bagarres ne met-tent personne en danger, la responsable de la phrase du jour, ceux de l’affichage, du tour vaisselle, des chambres, du bar, le KROLL de service, le ça va/ça va pas, le passé recomposé… le nylon[2]Le passé recomposé est un moment d’analyse réflexive, le nylon !

À chaque jour suffit sa peine

Le jour un. Allez hop, au travail ! Fin de journée, chaque sous-groupe doit avoir produit une affiche pour les salles de profs à propos de l’échec scolaire. Le soir, on vote et on en garde une. Je ne vous livre pas tout le détail de la journée, mais vous devez savoir qu’en dehors du travail de production, nous avons reçu une solide leçon de sociologie qui nous a permis d’approcher les grands courants de cette science humaine : une nouvelle valise pour notre bagage commun !
« Il faut savoir faire confiance au collectif. »

Les affiches, fruits du travail de quatre sous-groupes de la journée, ne sont pas vraiment un grand moment de création sociologique. Celle de mon sous-groupe a tout du compromis à la belge : de bonnes idées, oui, belle je dirais, mais illi-sible par toute autre personne que ses parents biologiques, une sixte de géni-teurs fort mixtes. Comme je suis de mauvaise foi, je trouve que celle qui est choisie démocratiquement manque d’un je ne sais quoi, qu’une partie de l’essentiel n’est pas dit. C’est le paradoxe de l’organisation de ces 4 jours : si nous n’avions pas dû travailler ensemble à une vraie production, la besogne au-rait perdu la moitié de son intérêt. Mais au final, ce qui s’est passé pendant le travail est devenu bien plus important que le résultat sur lequel nous nous sommes acharnés… La richesse de nos échanges ne sera pas reflétée dans cette affiche. Est-ce un problème ? Non, si on considère que cet enrichissement collec-tif aura une seconde vie dans les productions futures de chacun des participants.

Le jour deux. Allez hop au travail ! Aujourd’hui, on produit un tract pour les RPé sur les classes sociales à l’école. De nouveau, rien que ça ! Mais les cgistes n’ont pas froid aux yeux, donc on se lance. Des textes à lire, des idées à partager, de la transmission de savoirs. Comme hier, tout y est, et tout le monde joue le jeu. On a des frissons en constatant que nos regards sont voilés, filtrés par d’incessantes catégorisations. La manière de saucissonner et de délimiter le monde dans le regard du voisin étonne, interpelle. Il est indispensable de classer pour comprendre, observer la société et l’école à travers les classes sociales et les luttes d’intérêts est très éclairant. Mais on peut aussi tout figer dans des cases, et ne plus être ouverts à d’autres regards sur le monde, les gens, nos élèves. Les plus grands spécialistes des milieux populaires resteront toujours ceux qui en font partie. Quand il s’agit de créer le tract, mon sous-groupe tergi-verse, la production ronronne, mais les questionnements sont passionnants. Un tract ronronnant, c’est assez terrible, mais si le résultat n’y est pas encore cette fois-ci, ce n’est rien, à mes yeux du moins. Les autres groupes ont produit de vrais tracts qui interpelleront ceux qui les recevront et, nous l’espérons, en met-tra certains en chemin. La discussion qui précède le vote sent bon la confronta-tion et la recherche. Choisir ensemble, c’est mettre un peu de soi entre paren-thèses, c’est risquer sa pensée à l’aune de celles des autres, c’est gouter une des multiples saveurs du mot camarade.

Le jour trois, celui où l’égalité et la liberté se regardent droit dans les yeux. Pen-dant que nous les soupesons : vers laquelle pousser le curseur de nos utopies ? Comment s’y référer pour construire de vraies pratiques de gauche, des pra-tiques qui créeraient du pouvoir là où il n’y en a pas, qui défendraient des inté-rêts oubliés ? Belles toutes les deux, cherchant à séduire et nous divisant dans ce qu’elles ont d’inconciliable. Le jour trois, où tout devient un peu confus : on touille dans les groupes et en assemblée. C’est alors que l’un de nous se trans-forme en statue de l’égalité, pour que chacun puisse l’ériger, sur la rive d’en face, dans sa mémoire militante. C’était beau ! La tâche n’en devient pas vrai-ment plus simple, mais pour les visuels, ça aide à fixer.

Aujourd’hui, nous devons répondre à la lettre ouverte qu’a écrite un groupe de directeurs bruxellois à propos du décret inscription. La question de la diversité et de la mixité s’en mêle. On s’embrouille encore. Plus tard, un axe de compréhen-sion traverse les débats. Si la société dans son ensemble désirait réellement l’égalité à l’école, la géographie des libertés et des contraintes qui pèsent sur les enseignants serait certainement différente que celle qui régit la réalité scolaire de nos jours. Un combat à mener, une réflexion à affiner, de quoi repartir en conclave une autre série de quatre jours ! Finalement, il n’est pas toujours né-cessaire de voir directement où on va quand on travaille ensemble. Il faut savoir faire confiance au collectif.

Le jour quatre est celui des alliances. Des représentants de quatre mouvements sociaux arrivent pour nous parler de leurs luttes : le réseau wallon de lutte contre la pauvreté, l’APED pour une école démocratique et deux syndicats. C’est vivifiant de porter son regard d’un autre côté, de déplacer le centre, de voir que des combats, ailleurs, mais tout de même ici, posent d’autres questions chaudes, construisent d’autres chemins, avec d’autres personnes, d’autres mots. C’est ca-pital de se nourrir du dehors, de replacer l’école dans le contexte général de la société (la sochété, comme on dit à Bruxelles), d’alimenter ses pratiques de l’expérience d’autres travailleurs.

Pas trop de peine quand même

Glissé dans cet horaire serré comme un espresso à Rome, on trouve quelques plages vertes prénommées « vadérouilles ». Toute une poésie du ne rien faire, de la balade en forêt, de la sieste indispensable, de se raconter le bout de gras, de s’échanger des titres de romans… Le deuxième jour, la vadérouille est plus longue, une troupe s’enfonce plus avant dans la forêt, ça sent bon la terre parce qu’il vient de pleuvoir, on passe auprès du « Faix du Diable », un rocher que por-ta, à l’époque, le diable fâché contre le Saint-Remacle du coin. Dommage qu’on n’y soit pas revenu la nuit, il parait qu’on peut y rencontrer des elfes… Près de l’église, un nuage de grives litornes s’agitent parce que le printemps tarde. Le soir, on joue ou on boit ou on parle ou on fait tout en même temps. À noter d’un caillou blanc, le loup garou réinventé sauce enseignement par une de nos jeunes militantes. On rit beaucoup, mais attention, les plus innocents se révèlent parfois assez pervers et celui qui manque de stratégie ne survit pas longtemps à l’école.

Vivre dans un gite, c’est être au milieu de la vie. Des gens pour nous servir, qui se racontent au détour d’une vaisselle, une famille d’enfants sages qui jouent à des jeux de société avant d’aller dormir, des grands-parents avec une tapée de petits-enfants hirsutes qu’il faut aérer à tous moments, du bruit dans les cou-loirs, des ronflements au cœur de la nuit. Et puis, ces trois hommes en vert chasseur qui jaugent les femmes qui passent comme si c’était des oiseaux en buvant une, deux, sept bières ; trois ornithologues qui parient sur qui aura la plus longue… vue. L’école, les savoirs, les concepts… ça ne gagne jamais à être séparé trop longtemps du flot réjouissant des vies.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Abdellatif LAABI, Histoire des sept crucifiés de l’espoir, La Table rase, Paris 1980.
2 Le passé recomposé est un moment d’analyse réflexive, le nylon