J’ai la cinquantaine, un ordinateur dont je me sers pour consulter mes mails et mes extraits de compte, faire des recherches et préparer mes cours. J’ai même une tablette pour lire l’actualité, consulter mes réseaux sociaux. Je me croyais compétente, je pensais que la fracture numérique ne me concernait pas. Quelle prétention !
Il y a quatre ans, j’ai été tentée de participer à la création d’une nouvelle école. Premier choc : tableau blanc interactif dans toutes les classes et utilisation de Smartschool pour la prise des présences, le journal de classe, les contacts avec les parents, les évaluations. Je m’accroche, c’est une petite équipe et mon fils m’aide lorsque je rencontre des problèmes. Le tableau interactif, c’est une autre paire de manches, ce n’est pas simplement cliquer sur l’un ou l’autre lien, il faut savoir le calibrer et adapter mes documents pour pouvoir écrire dessus. Mon petit bloc-notes à la main, je note toutes les étapes. Les élèves sont très aidants, enfin certains qui semblent s’être appropriés une série de gestes que je ne maitrise pas.
Nouvelle école pour un vieux prof
Je change d’école, ici c’est Google Classroom, l’outil que tout le monde utilise. C’est un nouveau choc, les horaires qui changent toutes les trois semaines se font en ligne, la coopération est le maitre mot et on travaille beaucoup en transdisciplinarité. Je dois apprendre à jongler avec mon drive personnel, celui de l’école. Me partager les fichiers, car on ne peut pas travailler à autant sur les documents en direct. Toujours mon fils à mes côtés et des collègues très bienveillants, mais que je n’ose pas non plus trop solliciter. Je me sens loin, très loin de tout ça.
« Mes difficultés sont une force pour mieux comprendre les familles éloignées de ces outils.»
La crise du corona survient et je dois maintenant me familiariser avec Google Meet. Je suis censée, en tant que référente, contacter mes élèves, organiser des réunions en ligne. Non seulement mon incompétence me ralentit dans toutes ces nouvelles procédures, mais je suis celle que les élèves les plus faibles sollicitent pour leur expliquer comment faire et les aider. J’en ai pleuré de rage à certains moments, mais mon fils, toujours lui, a pris le temps, par téléphone, d’expliquer pas à pas, à l’un ou l’autre, comment charger l’application, aller dessus…
Il faut prévoir du travail. À nouveau, beaucoup d’énergie pour apprendre à créer des questionnaires en ligne, à les corriger, à les renvoyer avec des commentaires personnalisés… Peu d’élèves de mes classes de différenciées arrivent à se connecter, à aller sur la plateforme pour travailler. Heureusement, une organisation se met en place à l’école pour imprimer ces travaux, faire des permanences pour que les élèves puissent venir les chercher et même à aller les porter à domicile pour ceux qui ont peur de sortir. Certains ramènent ce qu’ils ont fait lorsqu’ils viennent chercher la salve suivante, d’autres pas… malgré les coups de fil réguliers, on les perd un peu, voire beaucoup.
C’est comme les lasagnes
Nouvelle rentrée scolaire, nouvelle couche. La commune passe un accord avec Microsoft Office pour son administration et toutes ses écoles. Nous n’avons plus qu’à suivre le mouvement. Nouvelle architecture à maitriser, nouvelle messagerie. Ça peut sembler un détail, mais les présentations diffèrent, plein de mails passent sous ma zone radar. Je suis en quarantaine, les réunions se déroulent à distance, via Teams : trouver le bon lien, jongler avec l’ordi pour les documents à lire, la tablette pour envoyer mes commentaires via le chat… Pour les conseils de classe, il faut remplir les commentaires en ligne.
Cela peut sembler anodin, mais je dois apprendre à jongler avec ces onglets de bas de page. Combien de fois ne suis-je passée à côté d’une info, car j’arrive sur une page et je loupe cet espace super important ? Du temps pour apprendre que je ne peux plus copier-coller, que je dois utiliser CTRL-C et CTRL-V, dans les tableaux, des cases qui s’allongent lorsqu’on écrit trop, ces sauts pas du tout prévus lorsque je fais ENTER pour aller à la ligne. Trouver le bon lien pour arriver dans le bon conseil de classe et, rapidement, sauter dans l’autre avec un autre lien quand plusieurs réunions se déroulent en parallèle. Une fatigue morale s’installe : trop de bruit, de voix masquées par le port du masque, demander la parole en écrivant un message, passer à une autre fenêtre pour activer le micro…
J’imagine bien que ma difficulté à me dépatouiller est une force pour mieux comprendre toutes ces familles si éloignées de ces outils mis à leur service. J’essaie d’encourager très fort les premiers pas de mes élèves dans ce labyrinthe technologique, mais on est loin, très loin d’une école à distance pour tous. Les moments de découragements sont nombreux, l’énergie déployée énorme et que serais-je devenue sans l’aide à domicile de mon ainé ?