Alors la causette, une histoire de tambouille ? Qu’est-ce qu’on cuisine là ? Que donne-t-on à voir et à gouter ?
Septembre 2012. Deux niveaux de classe, mais aucun enfant que j’avais l’année précédente. Dès le deuxième jour, nous avons fait la connaissance de « Mon-sieur BAVARD » et, dès la fin de la première semaine, pratiqué « La causette ».
Après deux semaines de classe, Naomi arrive, un matin, en me demandant : « On fait quand la dinette ? » Je lui réponds que la dinette est ouverte et qu’elle peut aller y jouer. Mais visiblement, ce n’est pas ce qu’elle veut. « Mais non, tu sais quand la porte… et monsieur BAVARD… » « Ah ! La causette ! Regarde, c’est cette étiquette de l’emploi du temps qui dit quand c’est l’heure de la causette, avant, on va faire… » Le mot « causette » n’évoque rien du tout pour Naomi, elle prend donc le premier mot en « ette » qui lui revient à l’esprit. C’est en pratiquant que, petit à petit, les élèves vont pouvoir rattacher ce mot à ce qui se passe dans la classe, à ce moment-là.
Pourquoi « la causette » dans une classe de petits alors qu’ils savent à peine parler ? Pourquoi leur demander de s’inscrire alors qu’ils auront parfois oublié, dans le quart d’heure qui suit, ce qu’ils voulaient dire ? Pour moi, ce temps va bien au-delà des compétences de langage et de communication – même si c’est bien en parlant que l’on apprend à parler et que ce lieu est un lieu de communication par excellence – au-delà aussi du vivre ensemble – qui chaque jour sera travaillé (écoute de l’autre, tour de rôle dans la prise de parole) et ces compétences justifient son existence du point de vue de l’institution scolaire.
La causette permet de faire place à ce qu’ils sont ; ce qu’ils ont comme soucis, difficul-tés, joies, bonheurs, centres d’intérêt, craintes… Il me semble qu’elle permet de recon-naitre que cette classe est constituée de personnes qui ne sont pas « seulement » des élèves, mais « aussi » des élèves. Elle admet une parole personnelle qui permet à chacun d’exister en temps que sujet. Faire place au « je ». Et si, à trois ans, tous ne savent pas encore dire « je », cette institution contribue à cette construction.
Elle permet aussi de s’inscrire dans le groupe classe. S’inscrire à la causette (au sens propre) c’est aussi vouloir « en être » (au sens figuré). C’est un moment où se vit ce qu’est le groupe, où l’on peut le « sentir » exister. Il faudra du temps et bien d’autres institutions dans la classe pour que ces multiples petits individus constituent un groupe, mais la causette y participe.
Elle induit aussi de déplacer le rôle « central » de la maitresse. Les petites histoires que les enfants aiment venir raconter à la maitresse, le matin, trouveront ainsi une autre place. Quand Pierre, lors du temps d’accueil, vient me montrer ses nouvelles baskets, j’entends ce qu’il me dit, mais je l’incite aussi à aller chercher sa pince à linge pour s’inscrire à la causette. « Elles sont drôlement belles tes baskets, tu pourrais les présenter aux copains pendant la causette. » Certains sont partants, d’autres ne veu-lent pas et mettront plus de temps. Cette institution permet de se construire avec les autres et pas seulement grâce ou par la maitresse.
Elle est bien utile aussi pour permettre de différer des propos. Lors de séances de lan-gage spécifiques, il n’est pas rare que les enfants partent dans des propos qui n’ont rien à voir avec le travail en question. « Laurine, maintenant, nous parlons des lé-gumes que l’on met dans la soupe, mais ce serait intéressant que tu nous racontes ton histoire de lits superposés tout à l’heure, à la causette. N’oublie pas de mettre ta pince à linge. » Plus facile de différer cette parole puisqu’il existe un temps pour ça où Lau-rine aura la possibilité de dire ce qui la préoccupe. Le groupe peut se recentrer sur les légumes.
Un panneau « la causette » reste affiché en permanence dans le coin regroupement de la classe. Une réglette sur le côté permet d’accueillir des pinces à linge munies de la photo et du prénom des enfants.
Il est formé d’une porte que le « donneur de parole » ouvre au moment où le président de la causette dit la phrase rituelle « La causette est ouverte. » _ Il rappelle les règles qui sont représentées par des pictogrammes que les enfants reconnaissent vite :
– Je fais silence.
– J’écoute celui qui parle.
– Je me tiens assis correctement.
– J’attends d’avoir Monsieur Bavard pour parler.
Monsieur Bavard est notre bâton de parole, il permet d’identifier la personne qui a la parole.
Le « donneur de parole » a un petit panier dans lequel il dépose les pinces à linge au fur et à mesure que les enfants inscrits se sont exprimés.
Un grand sablier permet de voir s’écouler le temps et une « boite à causette », grand tiroir que l’on peut déplacer, permet de réceptionner les différents objets à présenter (constructions pas trop volumineuses, dessins, objets).
Faire une place à « l’enfant » dans cette classe, mais pas n’importe comment, sinon certains auraient tendance à prendre toute la place… et d’autres à ne pas s’en mêler. Pas n’importe comment, car ce sont les limites, les règles de ce temps qui garantissent la liberté de parole. Cela peut paraitre paradoxal, mais c’est ce cadrage (règles, maitres mots, temps limité) qui garantit que chacun puisse y trouver sa place en dépit de l’humeur de la maitresse, de ses exigences, des copains, ou du temps qu’il fait ! Sa place que le cadre limite, borde et donc qui guide chacun dans ce qu’est prendre sa place dans le groupe.
Les règles visibles par tous sont rappelées à chaque début de causette. Aux règles de base viennent s’ajouter celles que l’on aura « parlées » ensemble en fonction de pro-blèmes particuliers. « Je n’enlève pas les pinces à linge des copains. », « Je mets ma pince à linge juste en dessous de celles des autres. », « Je donne ma pince à linge à Valentine pour qu’elle m’inscrive à la causette. » ou encore « Je ne peux mettre dans la boite qu’un seul objet à présenter. » Elles seront affichées au-dessus du panneau de causette.
Certains maitres mots permettent de ritualiser cet instant et parfois de laisser une part de la gestion de ce temps aux enfants.
Quand la causette est ouverte, le « donneur de parole » donne le nom de l’enfant dont la pince à linge est la plus haute. Quand il a fini de s’exprimer : « Merci Nabil, la parole est à… » Le « donneur de parole » donne le nom de l’enfant suivant sur la liste des inscrits et celui qui vient de parler transmet le bâton de parole.
Le président demande : « Qui a quelque chose à demander ou à dire à Nabil ? » Pas simple de comprendre que l’on peut dire quelque chose en rapport avec ce qu’a évo-qué le copain ou lui poser une question. J’interviens souvent pour dire « Ça, tu le diras quand tu auras Monsieur BAVARD, est-ce que tu veux demander quelque chose à Nabil ? »
La causette est toujours inscrite dans l’emploi du temps qui est présenté le matin. Elle est toujours détachée des autres temps collectifs de langage, du temps des rituels (date, météo, chansons et comptines, les présents) et du temps de structuration de la langue afin que les enfants soient disponibles pour s’écouter et se parler. La durée de la causette évolue au fur et à mesure de l’année de 5 min en début d’année (un sa-blier) jusqu’à deux sabliers.
Quelques enfants seulement peuvent s’exprimer lors du temps imparti. Les autres res-teront inscrits, sur le panneau, pour les jours suivants. Je les vois régulièrement s’assurer que leur pince à linge est bien toujours là ! Quand il y a trop d’inscrits et que le temps entre le jour de l’inscription et le moment de parole est trop long, nous faisons « une causette sans questions ». C’est un peu frustrant, mais chacun peut tout de même parler. Après, nous remettons la pendule à zéro : boite de causette et liste d’inscriptions vidées.
Des responsabilités sont liées à la causette. Un enfant est responsable de la boite à causette, il doit la déposer à un endroit accessible en début de causette. Certaines années, un enfant s’est chargé de mettre les pinces à linge pour les inscriptions. Un enfant est responsable du tapis qu’il dépose, au centre de notre coin regroupement, pour accueillir les objets ou constructions que les enfants présentent.
La responsabilité de « donneur de parole » se fait à tour de rôle parmi ceux qui ont obtenu leur brevet des prénoms (connaitre tous les prénoms des enfants de la classe) et qui le désirent. Je reste la présidente de la causette, garante du respect de chacun et des règles.
Bien sûr, tout ne se déroule pas comme ça, de but en blanc, dès le début de l’année, il faut le temps « d’installer les choses ». C’est un sacré apprentissage.
À la causette, on parle de ce que l’on veut, c’est un temps de parole libre. J’ai ajouté à la parole spontanée, la possibilité de présenter des objets, des dessins, des photos ou des constructions. Avec les plus jeunes, cela multiplie les possibilités d’entrée. Cer-tains ont vraiment besoin de ce premier support de l’objet pour prendre leur place dans ces échanges. Mais aussi, parce que ces présentations sont une occasion incroyable de se dire.
Kévin nous présente une très grande tour en Légo et il nous montre la brique noire en nous disant : « Ça, c’est la chambre de papa quand il est allé à l’hôpital pour se faire opérer de la jambe. »
À d’autres occasions, ça commence par une histoire vraie et puis cela se transforme en châteaux en Espagne. Quelquefois, il m’a semblé nécessaire pour les autres, mais aussi pour l’enfant lui-même, de préciser que c’était une histoire imaginaire. Cette question du vrai et du faux, à trois ans, me semble importante et compliquée. Je n’ai pourtant pas réussi à mettre une règle ou une distinction claire. Comme la marionnette de la classe, elle est vraie puisqu’elle est là ! Mais ce n’est pas une vraie personne, on joue avec elle, on fait semblant. Ce n’est pas si simple dans leur esprit.
Un temps de parole libre où il m’arrive d’intervenir pour rendre les propos de l’un com-préhensibles par tous, car je pense que c’est une des clés pour que les « auditeurs » puissent rester attentifs et s’intéressent à ce qui se dit. Si nécessaire, je reformule ce que je comprends en leur demandant si c’est bien ça. Rendre audible pour les autres, mais parfois ce sont les enfants qui font la « traduction ». Il n’est pas rare que je leur demande « Quelqu’un a-t-il compris ce que nous dit Alarick ? » Il m’arrive aussi d’être obligée de terminer par « Je suis désolée, nous n’avons pas compris ce que tu voulais nous raconter.» Certains multiplient les stratégies pour se faire comprendre, d’autres en resteront là, au moins pour un temps.
Chaque année, certaines histoires reviennent en boucle tout au long de l’année. Une année, ce furent les manèges, une autre, les bateaux pêcheurs de requins et de ba-leines. Que comprendre de ces histoires récurrentes ? L’importance des premiers qui parlent et qui donnent le ton ? Ou est-ce parce que les petits fonctionnent beaucoup par imitation, et s’ils ne savent plus ce qu’ils voulaient dire, la première chose qui leur vient à l’esprit, c’est une histoire déjà entendue ? Des histoires qui trouvent une réson-nance particulière pour chacun ou pour le groupe ?
Et la place de l’Atsem (personne qui aide la maitresse dans la classe) ? Elle fait partie de la classe. Elle est là, mais s’occupe souvent à d’autres tâches. _ Et qu’a-t-elle com-pris de ce moment-là ? Que lui en ai-je dit ? Lui faire confiance ? Lui donner un rôle particulier dans cette organisation ?
Et rendre la causette facultative[1]Comme certains, dans le Collectif isérois d’EPI, la pratique. Collectif isérois au sein duquel nous « travaillons » cette pratique et sans lequel ce texte n’aurait sans doute jamais vu le … Continue reading ? Je n’ai pas commencé comme cela, en début d’année, car les enfants devaient la vivre un peu avant de pouvoir faire un choix. J’aurais pu aussi faire avec les curieux et laisser les choses venir pour les autres. Je n’ai pas fait ce choix. Quelques craintes de ma part ? Un espace auquel je tiens parti-culièrement ?
Notes de bas de page
↑1 | Comme certains, dans le Collectif isérois d’EPI, la pratique. Collectif isérois au sein duquel nous « travaillons » cette pratique et sans lequel ce texte n’aurait sans doute jamais vu le jour. |
---|