Ils peuvent être attirants, pour les élèves, les livres neufs reçus de l’école. Mais des livres, ça coute et ça s’abime. Quels risques prendre ou ne pas prendre, avec qui et à quel prix ?
On a des nouveaux livres de néerlandais. Ils sont beaux, mais on ne peut y toucher qu’en classe. Ils sont enfermés dans une armoire avec cadenas. Le directeur croit qu’on va les manger. Mais nous, à la maison, on n’est pas des animaux. »
Propos tenus lors du Conseil hebdomadaire par des élèves de troisième professionnelle uniquement composée de filles.
En réponse à ma question que souhaitez-vous ?, explose un feu d’artifice d’avis et de rancœurs plus ou moins virulents. Difficile de demander la parole, d’écouter et donc d’élaborer collectivement plutôt que d’y aller avec mon idée avant la tienne.
Les difficultés d’écoute dans le Conseil me questionnaient depuis un certain temps et j’avais soumis ce souci aux élèves en termes pratiques plutôt que moralisants. Le constat a été que oui, la parole se demande, mais que dans l’effervescence des mains qui se trémoussent et la poursuite de sa propre idée, on oublie la personne qui parle. On s’était demandé comment faire pour au moins se rendre compte que quelqu’un parle.
« Il faudrait mieux la voir », a dit une élève. Mieux voir pour mieux écouter ? Peut-être… Comment rendre plus visible celle qui parle ? Une élève avait enlevé son foulard[1]Quand on veut mettre en avant l’aspect religieux, on dit voile et sinon foulard. et l’avait tenu en mains. Elle proposait qu’on donne le foulard à celle qui demande la parole et qu’elle la garde tant qu’elle a ce foulard en main. On ferait alors attention à elle. Cette façon de faire avait été vite adoptée et me rappelait le bâton de parole en primaires.
Je suis frappée par le fait que ce foulard, dans des mains, amenait de l’apaisement et plus d’écoute. Une variante s’est inventée : un jour, j’ai vu deux élèves tenir le foulard chacune à un bout. Elles ont expliqué que c’était bien de faire ainsi quand il y avait réponse à celle qui parle. Il ne fallait pas attendre pour les réponses que toutes sortes d’autres idées soient dites. Tenir le foulard à deux, c’était faire une conversation à deux dans le groupe… « Là, ça montre bien qu’on s’écoute », avait dit quelqu’un.
Ça soupirait un peu quand on voulait plus parler qu’écouter, mais le foulard perdurait. Sauf ici, à cette question des livres enfermés. La colère était grande. Le foulard était oublié.
Ne pas éteindre cette colère, mais voir ce qu’on en fait. Je stoppe le feu d’artifice et demande, foulard en main, si quelqu’un peut formuler un souhait. Une élève me demande le foulard et explique : « On voudrait emmener le livre à la maison pour le montrer et pour quand on doit étudier. » Et une autre élève : « On voudrait enlever ce cadenas de l’armoire. »
Tout le reste du temps de Conseil a porté d’une part sur le pourquoi soulevé par moi et d’autre part sur le comment… Pourquoi et comment obtenir ce changement ? Les réponses au pourquoi m’ont vite confirmé des enjeux que je pressentais : contrer quelque chose de la relation profs-élèves et direction-profs (selon l’enseignante de néerlandais, c’est le directeur qui voulait cet enfermement des livres) et, pour une fois qu’arrivaient de beaux livres, avoir plus de maitrise. Mais, surtout, refuser les représentations que des adultes de l’école semblaient avoir des élèves et de leur famille… « On nous prend pour qui ? Pour des qui ne savent pas garder un livre ? Pour des qui le salopent ? » Et encore, par-dessus tout, être à la recherche de dignité et de confiance.
Le comment a porté sur des démarches à faire pour être entendues. Les propositions ont vite fusé : écrire une lettre au directeur pour dire ce qui choque et lui demander un rendez-vous, proposer une responsable de l’armoire, mettre le professeur de néerlandais au courant. « Il dit que le cadenas c’est pas lui…, mais, est-ce que c’est vraiment vrai ? Est-ce qu’il sera avec nous ? »
Je suis frappée par le calme et la détermination. Est-ce le petit système foulard aidant au partage de la parole qui, dans le calme, se construit en sérieuses propositions ou est-ce la prise en compte de la colère (j’ai toujours entendu de grands cris excités lors d’incertitudes et de craintes quant à la prise en compte ou non d’injustice et/ou de revendications). Les deux sans doute et les deux m’importaient : refuser une forme de domination symbolique et apprendre à partager de la parole, à élaborer ensemble, à chercher des stratégies.
Le directeur a accepté de recevoir les élèves (sur un autre site, celui de son bureau, à un kilomètre de notre site d’enseignement professionnel) et non deux déléguées comme il l’avait d’abord souhaité. « On lui dit qu’on a préparé des parties de parole pour plus que deux et que tout le monde doit écouter ça. » Et sans boisson, comme il m’avait dit de le proposer aux élèves. « Non, sinon on va se faire avoir ! »
Dans leur lettre, les élèves avaient voulu absolument écrire : « On n’est pas des sauvages. »
Chez le directeur, chacune des cinq élèves parlantes dit un morceau de ce qu’il a été décidé de dire. Les phrases portent quasi plus sur on est… on peut… on n’est pas… que sur l’obtention des livres. Elles demandent un respect d’elles à celui qui veut le respect des livres. Le directeur écoute, mais avec un non-verbal qui me met mal à l’aise : rigolard, quasi ironisant comme s’il ne les croyait pas quand elles se disaient capables de… C’est, je pense, ce qui a poussé Halima à prendre une parole non prévue, quasi en criant : « C’est sérieux, on n’est pas venues pour rien… »
Et le directeur d’ironiser sans retenue cette fois, et de dire à cette élève « On n’est pas des sauvages ! »
Dounia, diplomate reprend la parole : « Si on propose une responsable de l’armoire, on pourra ouvrir le cadenas et prendre les livres, quand on veut Monsieur ? »
Le directeur ne dit pas oui, il doit consulter le professeur de néerlandais.
« Mais quoi, c’est elle qui veut le cadenas ou c’est lui ? », me dit-on au retour. Et d’emblée, en chemin, les élèves demandent de faire un Conseil extraordinaire pour voir le professeur de néerlandais avant le directeur et lui relater l’entrevue. Ce qui fut fait et bien écouté par le professeur.
Quinze jours plus tard, les élèves ont appris par le professeur de néerlandais qu’elles pourraient ouvrir l’armoire. Ont très vite été décidées avec lui et moi, au Conseil, deux responsabilités : une responsable du cadenas et une responsable du comptage des livres. Je voyais à la fois un sourire de victoire et comme une retenue chez les élèves. C’est le lendemain, à mon cours qu’elles ont comme explosé, proposé de boire un verre au Conseil, ouvert l’armoire et caressé ces livres… Alors que néerlandais, ce n’était pas tellement leur verre de thé !
Quant aux suites avec le directeur, il m’a appelée dans son bureau et tenu textuellement les propos suivants : « C’est bon pour une fois ce genre d’histoire avec une classe. Est-ce que tu trouves correct de laisser faire ce genre de démarche ? Qu’on leur apprenne d’abord à être polies et soigneuses. Ce n’est pas pour rien qu’on met des livres chers sous clé. Et puis, tu pouvais peut-être faire ce genre de démarche dans une école du général, mais ici, si tu les laisses faire et parler, tu auras la révolution. »
Notes de bas de page
↑1 | Quand on veut mettre en avant l’aspect religieux, on dit voile et sinon foulard. |
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