Un temps vide à remplir. Un « cours » dont les étudiants font ce qu’ils veulent. Et qu’en font-ils justement ? Que veulent-ils ? Et comment les contraindre à vouloir ? À vouloir ce que nous voulons ?
C’est un peu comme dans le jeu du taquin. Dans notre système de formation, le temps global de cours a été réorganisé et redistribué en activités diverses avec divers équilibres à respecter : activités fonctionnelles et activités de structuration, activités verticales (avec des étudiants des trois années) et horizontales (avec des étudiants d’une seule année)… Et dans cette architecture compliquée, il y a une demi-journée toutes les trois semaines, appelée page blanche où rien n’est prévu, si ce n’est que les étudiants doivent se mettre d’accord au Conseil qui précède sur ce qui s’y fera, avec pour seule condition que cela doit contribuer à leur formation.
Lors de son installation, notre système de formation ne comportait pas de page blanche et dans la vie de notre classe verticale coopérative, des initiatives se prenaient, des projets naissaient qui ne pouvaient être menés à bien, faute d’espace-temps pour s’y déployer. Nous avons alors créé un temps supplémentaire (en plus de l’horaire normal déjà bien chargé) de « commissions ». N’importe quelle « commission » pouvait être créée pourvu qu’au minimum trois étudiants et un enseignant s’y inscrivent. Et nous avons eu de tout : une chorale, un groupe d’entraide pour aider à la réussite en 1ère, une commission jardin (un espace vert non aménagé est accessible derrière nos locaux), une commission tricot (!), une commission « ceintures » pour préparer et organiser un système de ceintures de comportements dans la formation, etc.
Et puis, les enseignants se sont épuisés. Il n’était plus possible pour nous d’assumer ces commissions en plus de nos autres tâches et activités. Pour d’autres raisons aussi, le temps de formation a été réorganisé en partie autrement et on a eu l’idée de la page blanche : un temps de formation qui appartiendrait aux étudiants et où des enseignants seraient disponibles pour mener des activités avec eux. Nous étions, et le resterons sans doute jusqu’à la retraite, dans notre trip de rendre l’étudiant acteur de ses apprentissages, d’offrir un cadre vide où le désir puisse s’épanouir, d’ouvrir les champs du possible.
Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il n’y a pas eu d’angoisse de la page blanche. C’est l’enseignante chargée de l’organisation horaire qui devait (et doit toujours) rappeler aux étudiants la décision à prendre, la page blanche à remplir. Et la rappeler aux étudiants qui l’avaient complètement oubliée, n’y avaient pas pensé et n’avaient aucune proposition à formuler. Comme s’il n’y avait pas de désir.
Et puis deux types de demande ont eu tendance à revenir : des demandes conviviales, genre barbecue, et des demandes de travail individuel, genre temps supplémentaire de préparation des stages. Aucun, ou presque, rarement en tout cas, projet supplémentaire de formation. Nous espérions pourtant avoir mis suffisamment de limites en exigeant, d’une part, une décision collective et, d’autre part, l’exigence que le projet choisi contribue à leur formation de futurs enseignants.
Notre désir n’est pas le leur. Nos intérêts d’enseignants ne sont pas nécessairement leurs intérêts d’étudiants. On oublie toujours la différence de classes. Un peu d’analyse institutionnelle pour ne pas sombrer dans la moralisation, dans le reproche aux étudiants de ne même pas profiter des merveilleuses occasions qu’on leur offre de nous demander ce qu’on pourrait leur imposer si on n’était pas si bons pédagogues. Car, en effet, ce qu’on leur demande, c’est de se donner à eux-mêmes de la « matière » supplémentaire à préparer pour les examens, de nous donner à nous des armes supplémentaires pour les évaluer en fin d’année. Pas si folles les guêpes. Si on est dans un projet personnel d’obtenir son diplôme avec l’angoisse de ne pas l’obtenir, entre autres parce que des expériences antérieures nourrissent cette angoisse, alors il est logique d’utiliser la page blanche ou bien pour s’amuser ensemble (barbecue), ou bien pour travailler à s’assurer sa réussite, pour travailler à ce qui est déjà exigé, sans avoir besoin d’en rajouter.
Et pourtant, s’ils n’étaient pas pris entièrement dans cette stratégie de certification, ils pourraient joindre l’utile à l’agréable et faire des propositions alléchantes pour tout le monde. Pourquoi ne comprennent-ils pas que la meilleure manière de réussir, c’est encore de ne pas essayer de réussir, mais de se mettre en projet de formation ? Pourquoi n’ont-ils pas cette imagination-là ? Le problème n’est pas le pourquoi, mais le comment. Car si on veut que ce projet, légitime, d’assurer sa certification s’accompagne d’un projet de formation comme nous en rêvons, c’est à nous enseignants de trouver les dispositifs qui les y contraindront. Nous ne pouvons leur demander de souhaiter ce que nous souhaitons.
Quelles limites et conditions dès lors installer ??? Ce weekend d’écriture me permet par le travail réflexif d’écriture de préparer mes propositions pour l’année prochaine. Le premier problème est un problème de responsabilités. Comme c’est en Conseil que les étudiants doivent faire des propositions, on ne peut interpeler personne (ou tout le monde, ce qui revient au même) si aucune proposition n’apparait et permet le repli sur le convivial ou l’avancement (ou le rattrapage !) dans le travail personnel. Un ou des responsables des pages blanches donc, quelqu’un à interpeler, quelqu’un dont c’est la responsabilité d’y penser à l’avance, de sonder ses camarades, d’effectuer des recherches dans les programmes culturels, sociaux, économiques…
Le deuxième problème, c’est le cadrage. Le cadre, c’est ce qui montre ce qu’on doit regarder et pas regarder ! Il faut, comme pour nos autres temps de formation, un document qui définisse clairement l’activité : ses objectifs, sa finalité, ses contraintes, bref ses limites, ce qui est permis et ce qui est interdit. Interdit : les activités uniquement conviviales (à organiser sur les temps libres) et ce qui permet un travail individuel. Le cadre impose la liberté.
Le troisième problème, c’est la connaissance des possibles, l’imagination. Il faut donc un professeur-conseil à qui le responsable page blanche peut s’adresser. Une liste hétéroclite devrait aussi être constituée, indicative et non limitative et qui pourrait être consultée.
On pourrait aussi pour le problème de la « matière » supplémentaire pour l’examen qu’entraine la page blanche, décider que, sans proposition valable au Conseil, la page blanche sera remplacée par trois heures de cours transmissifs à étudier pour l’examen. Mais, ça, on ne le fera pas, car les cours transmissifs, c’est ce qui les rassure, ils en redemandent !