Par-dessus bord

Lilibeth explose : «Ça casse les couilles!»
Elle sort en claquant la porte. Jetons l’ancre et revenons sur quelques temps forts.

Une frange recouvre le haut du visage, un masque, le bas. Elle est habillée de noir. Elle a quatorze ans, est d’origine italienne. Ses parents ont divorcé. Je l’accueille quatre fois par semaine dans le groupe où elle est censée réaliser son travail autonome.

C’est sa deuxième année dans le secondaire au sein de l’école. Lors de la première, elle a accumulé beaucoup d’absences dues à des problèmes de santé que confirment la mère et les certificats médicaux d’un jour ou deux. Les rendez-vous chez l’orthodontiste tombent toujours en milieu de matinée. Le travail scolaire ne semble pas l’intéresser, elle est souvent dans l’évitement. Cette année, elle est en deuxième, la première ne se double pas.

Comme un journal de bord

Je demande à Lilibeth de repasser certaines évaluations que mes collègues m’ont transmises.

Non, j’étais pas là.

Tu dois pourtant te mettre en ordre et les compléter.

Je les feuillète avec elle. Refus d’essayer pour les maths.

Je vois ma logopède vendredi, c’est elle qui va m’expliquer.

Un collègue a donné un atelier dessin. Cela ne s’est pas bien passé. Ils ont échangé des mots, le professeur ne l’a plus voulue en classe pendant quinze jours. Elle a alors zoné près du bureau des éducateurs ou les a suivis dans leur tournée pour relever les absences.

Un jour, elle arrive le crâne pratiquement rasé! Je vois enfin son visage. Elle se serait passée elle-même la tondeuse. En tout cas, ça lui va bien.

Remise des commentaires du conseil de classe, je l’invite à les lire ensemble : «À quoi ça sert? Je sais que c’est pas bon. On m’a déjà dit que j’allais doubler.»

Pour ses devoirs, soit elle n’a pas ses feuilles, soit elle me dit qu’ils sont faits, mais restés à la maison. Lorsqu’elle travaille un peu, elle n’aime pas trop que je vienne l’aider. Elle n’est jamais satisfaite, jette ses brouillons, préfère ne rien rendre que de montrer ses tâtonnements.

Avec les autres élèves, elle se montre souriante, bavarde avec certains, en ignore totalement d’autres. Non seulement elle ne fait pas grand-chose, mais parfois empêche leur mise au travail. Elle arrive régulièrement en retard et me demande souvent de quitter le local pour aller aux toilettes.

Comme elle n’accepte pas mon aide ni celle des autres et qu’elle devient agressive lorsque je veux la mettre au travail, je fais un pas de côté. Je lui dis qu’elle peut travailler ou pas, et que si elle veut s’y mettre, je suis prête à l’accompagner.

À l’abordage

Une semaine plus tard, elle est assise à côté de Rachid. Ils bavardent allègrement. Je fais plusieurs remarques à ce dernier. Lilibeth intervient pour prendre sa défense.

Je m’adresse à Rachid, pas à toi.

Elle insiste. Je recadre encore posément. Elle revient à la charge. Je finis par dire sur un ton tranchant :

C’est à lui que je m’adresse, occupe-toi de tes affaires.

Grosse explosion!

T’as pas le droit de me parler comme ça! Pour qui ils se prennent les profs! ça casse les couilles!

Elle prend ses affaires et s’en va en claquant la porte. Ça jette un froid.

Le lendemain, elle ne se présente pas à la séance de travail. J’apprends par la suite qu’elle a trainé dans les couloirs.

Se saborder

Premier temps de bilan, avec le portefolio. Elle ne vient pas au rendez-vous, sa mère non plus. Je sais pertinemment qu’elle l’a très peu préparé et qu’elle n’a pas grand-chose à montrer. Je téléphone à la mère.

Ma fille est rentrée plus tôt de l’école, elle était malade, elle m’a dit que je ne devais pas y aller pour rien.

Trois mois plus tard, deuxième portfolio. Lilibeth me prétend avoir perdu ses fardes. Impossible : le portfolio reste dans le local. Je l’avais observée, elle n’avait rien sélectionné ni commenté pour sa présentation. Le jour J, elle attendait devant la porte du quatrième étage, je suis descendue chercher sa mère. Dans l’ascenseur, je la préviens que sa fille n’aura rien à lui montrer, mais que ce sera l’occasion de discuter un peu : «C’est rien, j’ai l’habitude d’être déçue.»

Lorsque j’aborde son pétage de plomb et que je lui dis que je l’ai très mal vécu, elle regarde sur sa gauche et me répond qu’elle est désolée. Sa mère intervient : «Si tu étais vraiment désolée, tu regarderais ton professeur dans les yeux pour le lui dire.»

Je réponds que c’est déjà très bien qu’elle le dise et réitère que si elle veut de mon aide, je suis toujours prête à la lui donner.

Elle dit qu’elle voudrait changer d’école l’année prochaine et aller dans un bon collège, là où on travaille vraiment. Quand je l’interroge sur ses aspirations, elle dit qu’elle veut faire médecine.

Il est clair que son année est perdue. Elle a des lacunes énormes dans toutes les disciplines et elle devra plus que probablement faire une 2S qui est une troisième année dans le degré. J’entends sa demande et lui dis qu’on fera tout pour l’aider dans cette réorientation.

Avec les moyens du bord

L’école a rencontré la mère pour la mise en place d’aménagements raisonnables, cette dernière était en pleurs, elle se dit pieds et poings liés, elle ne sait pas quoi faire. À la maison, Lilibeth se montre agressive avec sa petite sœur, reste enfermée dans sa chambre, ne pratique aucune activité sportive ou autre. À trois reprises, elle a commencé des cours de karaté puis abandonné au bout de quelques séances.

Son mal-être est tellement évident qu’on a demandé à une psychologue du CPMS de la rencontrer. Le courant semble passer entre les deux, mais lorsqu’on veut l’accompagner pour un suivi plus régulier par quelqu’un d’extérieur à l’école, elle se rend accompagnée à la première séance qui a duré dix minutes et en est repartie en disant qu’elle n’a pas besoin de ça, qu’elle va bien. «J’ai déjà essayé quand ma fille était en 5e primaire, nous confie la maman, le docteur m’a conseillé de ne pas gaspiller mon argent, car elle s’asseyait et ne parlait pas.»

La jeune femme du CPMS lui a donné divers rendez-vous pour parler de l’orientation, elle n’était pas là.

Être à bord

Lilibeth m’adresse une demande, j’essaie de la saisir au vol :

Je n’ai plus aucune feuille de structuration puisque j’ai perdu mes fardes. Je fais comment?

Il y a eu une semaine complète dédiée à des remises en ordre, non?

Oui et j’ai fait des photocopies de toutes les feuilles d’Ignatio. Avant le congé de Pâques, j’avais acheté une salade et quand je l’ai mangée, elle n’était pas bonne et je l’ai remise dans mon cartable.

Je ne vois pas le rapport…

Attends, je t’explique : ça a été les vacances et je n’ai plus ouvert mon sac et puis, j’ai vu que la salade avait coulé et j’ai dû jeter toutes les feuilles.

Pourquoi ne les fais-tu pas à nouveau photocopier?

La photocopieuse est cassée.

Et tu as vraiment besoin de toutes ces feuilles?

Bien sûr! C’est pour le CE1D! (épreuve externe de fin de 2e)

Alors, je te propose de rester un jour après l’école, je t’ouvrirai le local où se trouve la photocopieuse et tu pourras l’utiliser.

Quelques jours plus tard, je la vois prendre des photos des feuilles d’Ignatio. Elle les imprimera, me dit-elle.

Où ça déborde?

Lilibeth me renvoie toute mon impuissance et celle de l’institution à l’aider. Dès ses premiers mois dans l’école, le problème nous est apparu. Mes collègues et moi, nous sommes renvoyés à notre incapacité à faire notre travail premier : enseigner.

C’est comme si ce que nous lui proposons n’avait pas de valeur à ses yeux ou alors que le déplacement de posture que nous lui demandons est au-dessus de ses forces.

L’écart entre ce qu’elle fournit comme efforts et ses aspirations (réussir des études de médecine) est tellement grand que je me demande comment elle pourrait un jour accomplir ce rêve.

Elle dit qu’elle veut changer d’école. Pourquoi pas. Comme c’est la seule demande qu’elle exprime pour l’instant, je trouve que c’est super important de l’entendre et de l’accompagner là-dedans. Une école plus stricte, où il y a plus de devoirs, dit-elle. Elle a peut-être besoin d’un cadre qui la bordera davantage. Peut-être a-t-elle besoin de se refaire une nouvelle identité ailleurs.

J’ai deux autres élèves dans ce groupe qui ne vont pas bien non plus. Imrane veut devenir vétérinaire, c’est sa troisième année dans le premier degré et il est loin d’avoir acquis les compétences disciplinaires pour réussir en juin, son comportement empêche le travail de tous… Sa maman nous dit qu’il faut le valoriser et que c’est cassant pour son fils d’envisager un plan B de réorientation.   

Adeline ne va pas bien non plus, elle ne sait pas ce qu’elle veut, elle est en 3e et va rater, avec déjà deux ans de retard. Elle était dans des écoles privées pour réussir un jury dans des mini groupes et, ici, elle ne trouve pas ses marques…

Comment nous dépatouiller avec ces élèves pour lesquels on voit l’échec arriver et pour qui on n’arrive pas à actionner le levier qui va permettre qu’ils trouvent leur place et puissent consacrer leur énergie à progresser?

Je me sens démunie, triste, je ressasse les clashs, me rejoue la scène, cherche de nouvelles stratégies. Je me dis que si Lilibeth intervient dans mes échanges avec Rachid, c’est qu’elle a perçu le pas de côté que j’ai fait. C’est dur pour moi de la laisser perdre son temps. Peut-être a-t-elle besoin de ce détour pour mieux revenir?

Parfois je me dis aussi que si ces jeunes étaient dans une autre école plus cadrante, peut-être en seraient-ils déjà exclus. Ils répondent mal, dépassent les limites, se montrent agressifs et, en même temps, leur désarroi me touche profondément.

Une troisième année non réussie dans le premier degré entraine une réorientation vers (au mieux) du qualifiant (au pire) du professionnel. Quand je dis au pire, c’est pour tous ces jeunes qui n’ont pas fait le choix d’y être, ceux qui ont d’autres projets, mais qui ne savent pas se mobiliser pour les atteindre.

Fille d’immigrés, de milieu populaire, Lilibeth me renvoie à mon parcours. Elle me dit qu’elle a été sélectionnée pour le championnat du monde de karaté, alors qu’elle sait que ma fille est très bonne dans cette discipline, est-ce une façon de se faire adopter, de trouver grâce à mes yeux?

Un jour, lorsqu’il fallait cocher sur un formulaire le sexe, elle a coché autre. Comment se faire reconnaitre lorsqu’on se sent différent? Comment accepter de rentrer dans le moule scolaire? Comment pouvoir être tout simplement singulier dans ce groupe, ces programmes, ces épreuves qui cherchent à uniformiser?

Cet(te) autre m’interpelle, me casse la tête, me renvoie à mes limites, à mon désir de croire en la réussite de tous.ó