Par un beau jour, Nadir…

Le directeur entre en classe avec des parents et un enfant : « Je te présente Nadir, il rejoint ta classe dès lundi ».

Brève discussion avec les parents qui m’expliquent l’adoption de Nadir qui arrive tout droit du Maroc, qu’il a officiellement trois ans sans aucune certitude sur sa date de naissance, me décrivent en quelques mots son histoire… Je présente Nadir aux enfants de la classe, je ne suis pas inquiète et même plutôt optimiste, l’arrivée d’un nouvel élève apportera certainement une nouvelle dynamique dans le groupe !

Je dis au revoir aux parents ainsi qu’à Nadir à qui je dis que je serai bien contente de le revoir dès lundi. À ce moment-là, je ne savais pas encore que je vivais mes dernières heures tranquilles dans ma classe parfaitement huilée… En parlant de « dynamique », j’étais loin de penser à de la « dynamite » ! Nadir est arrivé lundi comme prévu, il a littéralement fait exploser la classe et son fonctionnement ronronnant…

Nadir ne parle pas. Placé en institution depuis sa naissance, il était le seul enfant sourd du groupe et n’a jamais appris la langue des Signes. Seul moyen de communication qu’il connait : les cris et les coups. Il est agressif, frappe ou pousse tout enfant qui se trouve sur son chemin, s’empare avec violence des jeux et des objets de ses camarades. Il court dans tous les sens, ne s’arrête à rien, touche à tout, déplace les objets, les casse, frappe, cogne, donne des coups de pieds, et très vite devient la terreur de la classe, surtout des plus petits à qui il s’en prend systématiquement et sans raison et qui ont vraiment peur de lui.

Nadir dérange le fonctionnement de la classe. Les enfants ne savent plus se concentrer, et moi je passe mon temps à le suivre et réparer ses bêtises, à gendarmer, le punir jusqu’à devoir l’isoler, gérer ses crises de révolte où il se débat tellement que je suis obligée de le maintenir physiquement pour ne pas qu’il se blesse. Plus rien ne va. Les enfants se débrouillement comme ils peuvent, puisant dans leurs réserves, mais je ne suis plus à eux, ils s’essoufflent et moi avec, arrêtons là !

Je tombe malade. Une semaine à la maison, je prends forcément du recul, je m’inquiète pour Nadir pendant mon absence, il est placé dans une autre classe maternelle et ça semble aller. Et de fait ! Je reviens la semaine suivante et me précipite chez ma collègue pour prendre des informations concernant le comportement de Nadir durant la semaine précédente. La description est éloquente : presque aucun comportement agressif, Nadir est décrit comme presque calme, pouvant s’appliquer quelque temps sur une activité ou un jeu. Certes pas facile, mais tout à fait gérable… Il faut dire qu’il était le plus jeune dans un groupe de « caïds », mais quand même ! Que s’est-il passé ? Je suis perplexe…

Je prends les élèves, Nadir est là, on rentre en classe et, en dix secondes chrono, surgissent des hurlements : il avait réussi à « plaquer » une petite contre la porte, lui serrant la mâchoire avec une main, l’autre main donnant des coups de poing dans son ventre… Nadir, le retour !… Les jours se suivent et rien ne va. J’ai des pieds de plomb en partant à l’école le matin, je m’endors le soir dans le canapé, Nadir m’épuise !

Je commence à éliminer les sources de « stress » en modifiant l’espace de la classe : je supprime le bac à sable parce que j’en ai marre d’en retrouver partout dans la classe, jusque dans la toilette, les vêtements, la bouche des autres enfants… ; je mets les pots de peinture en hauteur depuis le jour où les poupées se sont transformées en Schtroumpfs ; idem pour les marqueurs ; je cache tout objet pointu, tranchant, coupant, dorénavant les enfants doivent me demander les ciseaux, les poinçons… adieu mes beaux objectifs d’autonomie ; j’élimine un nombre d’affiches à cause des punaises… J’essaie de faire de ma classe un lieu plus sécurisant pour tout le monde, tant pis si elle est devenue morne, dépouillée…

Je continue bon gré mal gré à m’accrocher à mon fonctionnement de classe, tout en m’interrogeant malgré tout… Je retourne chez ma collègue : classe bien rangée, très structurée, un calendrier figé, une table centrale… là-bas c’est du frontal à mort… Les enfants ne décident de rien, ils travaillent tous ensemble en même temps quand on leur dit de le faire, un point c’est tout ! Je reviens en classe et j’observe : chez moi c’est le fouillis, tout est en chantier, épars, deux enfants par ci, trois autres par là, dans un coin un tout seul. Chacun s’applique à sa tâche, travaille à son projet personnel ou coopère avec un autre, ça va, ça vient, et moi je suis partout et nulle part à la fois. Et j’aime ça ! Et puis quoi ? C’est quand-même pas un bout d’homme de moins d’un mètre qui va venir faire sa loi chez moi, m… alors ! Je veux bien m’adapter un peu, mais pas tout changer ! Et pourtant…

Un jour, je décide pour eux : la prof de gym nous quitte, c’est son dernier jour aujourd’hui, on va tous lui faire un beau dessin en souvenir de son passage chez nous. J’installe les enfants autour d’une table, chacun une feuille blanche et un crayon noir, moi debout, face à eux, on peut commencer… On va apprendre à dessiner un bonhomme : un rond pour la tête, un rond pour la tête… un trait pour le nez, un trait pour le nez… une courbe pour la bouche, une courbe pour la bouche… Les consignes sont claires, précises, et ne laissent aucune liberté à l’enfant.

L’activité est vide de sens. Mais ça marche ! Surtout pour Nadir : assis parmi nous, droit comme un « i », il ne me quitte pas des yeux. En alerte, il attend patiemment la consigne suivante et les exécute tour à tour fièrement, sans broncher. Il est nerveux, mais pas agressif. Pour une fois, il « fout la paix » aux autres enfants. Quel changement !
Nadir m’a bousculé. Il m’a obligé à m’interroger, à m’adapter, à changer mon regard, à réfléchir… Comment un enfant sans nom, sans âge, sans histoire, complètement déstructuré, peut-il entrer dans une classe « active » où tout est dispersé, ou le mouvement est permanent, où l’adulte, dont il cherche tant le regard, change tout le temps de place ? Lui qui est en manque de repères stables, à la recherche d’un ancrage, en quête de reconnaissance, n’y trouve pas sa place. Le mouvement le déstabilise, la dispersion le disperse, il se sent visiblement agressé par les allers et venues incessantes, et agresse à son tour. Il ne comprend pas, ne s’adapte pas, ne trouve pas la sécurité affective dont il a besoin.

Qu’est-ce que cette expérience m’a apporté, et qu’est-ce qu’elle a changé dans ma pratique ? Je suis plus ferme dans mes consignes, plus directive, j’impose plus ma loi, j’accorde moins de libertés aux enfants. Les ateliers libres permanents ne sont plus ouverts en permanence… J’alterne avec des activités plus frontales que j’avais laissées plutôt de côté. Résultat : moins de liberté, moins de spontanéité, une structure plus rigide, un horaire pré-établi, plus de préparations… et un Nadir plus cadré, moins colérique, mieux intégré au sein du groupe, en progrès. Seulement dommage pour moi…