Parler d’amour en classe : comment « passer à l’acte »

« L’amour, qu’Allah te réconforte, commence en plaisanterie et s’achève gravement. » Voilà deux ans que quelqu’un a « tagué » cette phrase sur l’arrêt du bus Conforto de la TEC à Louvain-la-Neuve. Mais l’autre jour, j’ai remarqué que quelqu’un avait effacé la partie qui concerne « Allah », donc Dieu. Un détail qui m’a rappelé ce que je vis actuellement avec mes élèves de 5e et 6e années de l’enseignement secondaire professionnel.

Tout commence lorsqu’en début d’année, dans le cadre de notre premier « conseil de cours », les élèves de plusieurs classes font part de leur désir d’aborder la thématique de l’amour et de la vie de couple. J’enchaine donc le cours sur cette thématique. Je commence par leur demander de m’exprimer (le mode est libre : dessin, récit, mots…) sur une feuille vierge de couleur, leur vision de la vie de couple. Je distribue ensuite une autre feuille vierge et je leur demande de répondre à la question suivante : « Est-ce bien d’être amoureux ? » La question n’est pas innocente. Elle est tirée d’un livre que je compte utiliser en fonction de leurs réponses à ces deux questions.

Les élèves se mettent directement au travail. Il règne en classe un silence d’une rareté telle qu’il m’inquiète. D’emblée, je m’attends à devoir aborder de front des questions d’ordre religieux : les règles du mariage, le comportement à adopter avec son mari lors de la première nuit du mariage, l’importance de la virginité… Or, il n’en est rien. Les élèves ont une vision de la vie de couple basée sur l’amour et le respect mutuel. Ils sont d’accord pour dire qu’un couple est composé de deux personnes unies par le mariage, quoique tous ne le précisent pas. « Un couple, c’est deux personnes. », peut-on lire sur la feuille d’un garçon. La sexualité a aussi une place importante : « Si tu ne satisfais pas ton mari, tu crois pas qu’il va aller voir ailleurs ? Tu rêves ! », lance Erlina lorsque Nadia l’interpelle à ce sujet. Pas un élève n’aborde la question religieuse de la vie de couple. Il y a cinq ans, lorsque j’avais abordé la question de la vie de couple, c’était le mot « amour » qui n’était pas apparu… Quelque chose a-t-il changé ?

Est-ce bien d’être amoureux ?

Vu le résultat je décide de poursuivre. Pour ce faire, je divise le groupe classe en six sous-groupes. Chacun reçoit une page du livre [1]Oscar BRENIFIER et Serge BLOCH, Les sentiments, c’est quoi ?, Nathan, 2004. (il s’agit d’un petit livre de philosophie qui pose la question « Est-ce bien d’être amoureux ? » et qui donne des réponses sous la forme brève de « Oui, mais… » ou « Non, mais… »). Je leur demande d’y répondre individuellement et de m’appeler quand c’est fait. Encore une fois, les élèves effectuent le travail sans broncher. Je remets ensuite une copie de la même page du livre et je demande au groupe d’y noter la synthèse des idées individuelles. S’ensuit une réelle discussion en sous-groupes sur la thématique travaillée.

Plus habitué à devoir demander aux élèves de parler du sujet de travail et non des derniers ragots, je m’étonne encore une fois de leur rapport à la thématique, filles et garçons confondus. Chaque groupe a ensuite présenté son travail à la classe. Et là, certains en profitent pour lancer des clins d’œil en direction de l’un ou l’autre. « Elle doit être belle… Comme toi, Asma ! », dira Anis. La discussion, parfois difficile à cadrer (mais est-ce toujours nécessaire de le faire ?) est réelle. Extraits : « Tu vois, la fille avec qui je vais me marier, je voudrais qu’elle soit vierge parce que… C’est plus propre… Mais, en vérité, je préfère qu’elle ne le soit pas, car c’est trop dur une fille vierge… Le sang et tout ça ! » Lorsque Yannick exprime sa vision de l’amour dans le couple, dans cette classe de 5e année de l’enseignement professionnel qui est la sienne, je m’attends au pire. Or, quelle ne fut pas ma surprise lorsque Shaîma enchaine en expliquant : « Ma cousine s’est mariée, il y a quelques mois et elle m’a dit que, depuis sa nuit de noces, elle a envie que de faire l’amour ! » « Vous savez, M’sieur, c’est un mythe que ça fait mal… », ajoutera Nadia.

Et là, des rires quelque peu gênés et un élève qui lâche : « Mais dis donc, certains semblent bien s’y connaitre dans le domaine… » Dans une classe composée essentiellement de jeunes issus des quartiers populaires de Molenbeek où parler d’amour et de sexualité passe souvent, si pas exclusivement, par ce qu’en dit la religion, cette conversation m’étonnera jusqu’à ce jour. Je remarque alors que Latifa utilise son gsm. Je lui dis : « Je sais que l’on aborde la thématique de l’amour, mais tu pourras écrire à ton petit copain après… » Et voilà qu’elle me répond : « Ah monsieur, si seulement j’avais un copain… l’envie d’être amoureuse… » Voilée, elle confirme ce désir d’amour… Alors, comment « partir d’eux » ?

« Ce film, c’est un autre Molenbeek »

Je choisis ensuite de visionner avec eux le film Ae Fond Kiss de Ken Loach. L’histoire de Roisin, européenne (ou « Flamande » comme vont la décrire les élèves…) et de Casim, jeune d’origine pakistanaise, qui vivent tous deux à Glasgow. Et le film de nous montrer l’histoire d’amour de ces deux jeunes européens, dont l’un est confronté à un mariage arrangé avec sa cousine qui doit arriver du Pakistan et qui le mène à dire que « Ce mariage est plus important que l’amour. » Tandis que l’autre parle de l’amour sans pouvoir dire qu’elle peut s’engager à vie, car « Qui peut savoir combien de temps ça peut durer ? »

Consigne : les filles observent Casim et les garçons Roisin. Objectif ? Tenter de dresser la vision qu’a de l’amour, la personne observée. Et là surprise, les élèves, pendant la vision du film, prennent la défense de Roisin. Ils vont écouter le père de Casim parler du mariage et dire : « Il est comme mon père, celui-là ! » Et une autre de conclure : « C’est comme un autre Molenbeek, l’endroit de ce film ». Ils réalisent, en analysant ces deux visions de la vie en couple, deux extrêmes que tout sépare (amour au jour le jour d’un côté, mariage pour la vie, mais sans amour choisi de l’autre), qu’ils sont peut-être à mi-chemin entre les deux. Ils perçoivent bien Molen’ dans le film, mais c’est un autre lieu, des familles d’une autre origine et la critique devient alors possible. Rachid : « L’histoire de ce film, ça me rappelle l’histoire de mon cousin. Il est tombé amoureux d’une Belge. Mais ses parents avaient déjà trouvé une fille pour lui. Au début, ça n’a pas été facile, parce qu’il s’est marié avec la Belge alors que l’autre fille avait été choisie… Mais aujourd’hui, tout va bien, car elle s’est convertie et ils vivent ensemble. »

Quand la morale religieuse reprend le dessus

Et puis, dans une classe voilà que Youness, commentant le film, explique que oui, on peut choisir librement, mais que « la seule condition, c’est de respecter la religion ». Je lui demande donc de détailler : il m’explique l’impossibilité d’opter pour le mariage mixte « car la religion l’interdit ». Lorsque je demande au groupe-classe s’ils sont d’accord, les élèves suivent le mouvement. On a l’impression alors de quitter la sphère libre de travail sur l’amour pour retomber dans le discours classique des interdits religieux du quotidien à Molen’. Et d’ailleurs, lorsque je tente de continuer la discussion, en leur demandant de justifier ce point de vue, le même Youness me reprend en m’expliquant qu’il va faire venir un imam en classe qui « va vous casser ». Casser ? « Oui, car nous, on connait rien de la religion, mais lui il a des diplômes et c’est un beau parleur, il va vous casser ! ».

Dans une autre classe, un groupe d’élèves m’annoncent, après plusieurs semaines de travail, que le sujet ne les intéresse pas. Lorsque je demande pourquoi, l’un d’eux m’explique que « Mes parents sont toujours très bien ensemble et pourtant, ils n’ont pas eu besoin de ce cours pour y arriver. » Et puis, lorsque je leur demande comment ils pourraient devenir intéressés, un garçon me répond : « En passant à l’acte ! »

Comment « rester avec eux » ?

La méthode n’a rien de très original. Ceci n’est qu’un « work in progress », une expérience partagée alors que je la vis en classe et que nous n’en sommes qu’à nos premières semaines de travail. Comment vais-je d’ailleurs répondre à cette demande de « passer à l’acte ? » : organiser des tables de rencontre ? proposer une forme de speed dating (qui consiste à se présenter à l’autre en trois minutes) en classe ? Ce qui est important c’est, à mon sens, de voir comment il est possible, dans une classe, de sortir du cours sur l’amour et la vie de couple qui part de la vision que nous avons de l’amour et qui risque de se limiter au chapitre « ce qu’en dit la religion ».

Les élèves, musulmans ou non, vivent une histoire d’amour ou en rêvent. Mais face à des interventions de garçons exclusivement – au départ en tout cas -, le débat a été recentré sur le religieux ou sur une stratégie d’évitement. Comme le signe du malaise que vivent les jeunes hommes des quartiers populaires à forte population musulmane de Bruxelles. Mais peut-être que cela cache aussi un réel questionnement religieux, auquel il est tout aussi important de répondre. Partir d’eux c’est aussi cela : être confronté à la réalité qu’ils vivent, coincés entre deux mondes que tout semble opposer, mais au sein desquels ils doivent trouver une cohérence. Le plus difficile pour le prof’, c’est de savoir comment il doit « passer à l’acte » pour véritablement « partir d’eux », mais aussi « rester avec eux »…

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Oscar BRENIFIER et Serge BLOCH, Les sentiments, c’est quoi ?, Nathan, 2004.