Partager le pouvoir de l’évaluation ?

Le portfolio pourrait faire changer notre enseignement. De sa conception à sa présentation, il n’a de sens que s’il a réellement une valeur reconnue par tous. Cela implique de donner une place réelle aux élèves dans le processus d’évaluation et de décision.

En 2017, je découvre le portfolio, un outil d’évaluation qui sert de présentation du parcours d’apprentissage de l’élève. Il s’agit d’une collection de traces sélectionnées par l’élève (avec l’aide ou non d’un enseignant) et rassemblées dans un classeur illustrant ses forces, ses faiblesses, ses réussites et ses progrès. On peut y retrouver des synthèses faites par l’élève, des évaluations qui témoignent de ses difficultés ou de ses fiertés, le brouillon d’un travail qu’il n’a pas pu terminer, une photo d’une expérience faite, etc. En d’autres termes, il s’agit d’un bulletin fait par l’élève qu’il présente à ses parents lors de la réunion des parents. L’élève est au centre de la discussion. Cette triangulation fait prendre une autre place à l’élève, à l’enseignant et au parent. Aussi, quand l’élève présente ses progrès à ses parents, il le fait dans la langue qu’il souhaite. L’enseignant ne doit pas non plus tenir un discours détaillé sur l’élève, parce que l’élève le fait lui-même. Il vient en aide, en soutien et n’est plus le rapporteur du conseil de classe qui doit gronder l’élève et/ou le parent. Une discussion sereine s’installe autour de l’élève, dans son intérêt.
Pour construire son portfolio, l’élève doit prendre le recul nécessaire pour se questionner sur ses apprentissages et ses stratégies. Cette autorégulation des apprentissages se fait au moyen de différentes questions méta. Par exemple, nous pouvons demander à l’élève de donner son état émotionnel durant une évaluation, il peut aussi faire des liens entre les tâches d’une activité et ses préconceptions sur le sujet, ou il peut trouver un autre moyen de résoudre la tâche à l’avenir.
Le portfolio ne se résume pas à l’analyse du fonctionnement cognitif. C’est avant tout un outil d’évaluation qui nécessite de la métaréflexion et une prise de décision par l’élève sur son propre parcours.
Cinq ans plus tard, je suis toujours animée par les possibilités qu’offrent cet outil, mais…

Qu’est-ce qui coince ?

À chaque fois que je présente le portfolio, j’arrive à motiver les élèves les plus récalcitrants : « Imagine un peu, on te donne ici l’occasion de faire ton bilan et de le partager », « Maintenant tu peux confronter ton avis avec celui des enseignants », « Ne laisse pas les enseignants être les seuls juges de tes compétences ».
Mais, très vite la motivation s’essouffle : « Madame, ça ne sert à rien votre truc », « Mes parents veulent savoir ce que vous pensez, ils n’en ont rien à faire de ce que moi je pense… », « Madame, j’ai besoin de savoir si j’ai réussi, le portfolio ne me dit pas ça ! » ou pire encore « Madame, dans le fond vous nous mentez ; vous dites vouloir notre avis, mais vous n’en tenez pas compte ».
Et pourtant, cet outil aide les élèves qui le souhaitent à comprendre pourquoi et comment ils réussissent. Plusieurs compétences transversales sont au centre de la construction du portfolio : développer ses capacités métacognitives, répertorier les meilleures stratégies en fonction de ses réussites et des objectifs à atteindre, s’autoévaluer, mieux se connaitre et se respecter, etc. Mais, on n’y arrive pas toujours.
Le portfolio a une longue histoire dans le primaire, plus longue que dans le secondaire. De plus, alors qu’en primaire, c’est l’instituteur qui accompagne l’élève, en secondaire, c’est un référent portfolio qui le fait. Or, ce référent ne passe pas autant de temps avec l’élève que l’instituteur. Au mieux, il le voit tous les jours une heure, au pire une heure par semaine. Un instituteur est au fait de tout le travail effectué en classe et de tous les projets, alors que dans le secondaire, j’ai du mal à aider l’élève dans la sélection des traces, parce que je ne sais pas toujours ce qu’il a fait et que je n’ai pas une vue sur l’ensemble du travail effectué.
Pour construire son portfolio, il faut prendre le temps d’analyser ses cours, de garder des traces sur sa méthode de travail, d’avoir un regard réflexif sur ses stratégies, d’en imaginer de nouvelles. Et les programmes doivent être clôturés, les voyages organisés, les projets culturels lancés. Quand avons-nous le temps de nous arrêter, de prendre le recul nécessaire pour faire le bilan et s’améliorer ? Or, ce travail métacognitif est nécessaire, et je suis convaincue qu’il nous ferait par la suite gagner beaucoup de temps parce qu’il permet un réel ancrage de l’élève dans ses apprentissages.
De plus, si le portfolio n’est pas porté par toute l’équipe, l’élève se rend très vite compte qu’il est peut-être capable d’une réflexivité sur son parcours, mais que personne n’en tient réellement compte. Ses observations ne sont pas prises en considération par le conseil de classe. Les enseignants ne savent pas toujours comment intégrer le portfolio dans leurs critères d’évaluations. Les parents attendent tous le verdict du bulletin. Et ce qui ne se retrouve pas dans le bulletin n’a aucune valeur, sauf celle d’être mignonne, intéressante, attendrissante.

Alors que faire ?

Commencer petit avec des marque-pages
Dans le passé, la recherche de traces pour le portfolio a été fastidieuse et chaotique avec mes élèves. Cette année, j’ai cherché une façon simple et visuelle pour que les élèves sélectionnent leurs forces et leurs faiblesses. Je leur ai proposé de travailler dans leur cahier avec des marque-pages qu’ils pouvaient personnaliser. Sur chaque marque-page, l’élève indique la raison pour laquelle il souhaite mettre cette trace dans sa présentation portfolio. Je ne m’attendais pas à autant d’enthousiasme. Ensuite, les enseignants ont suivi. Ils retrouvaient des marque-pages dans le cahier des élèves et y voyaient le justificatif. Ce simple dispositif a permis de mettre en place une autre dynamique et un autre échange entre les enseignants et les élèves. À terme, j’aimerais que les enseignants s’emparent de ces marque-pages pour encourager les élèves à les mettre dans leur portfolio.
Le référent portfolio et son équipe
Dans le secondaire, on ne peut et on ne doit pas reprendre le rôle de l’instituteur. Le portfolio pourrait dès lors se construire autour du référent portfolio/du titulaire et d’une équipe pluridisciplinaire formée à l’usage de l’outil. Si l’équipe éducative y donne de la valeur, les élèves y verront forcément plus de sens et de justice. Et la diversité des sensibilités et des entrées dans la matière serait un plus. Le rôle du référent/titulaire serait d’accompagner un groupe d’élèves et non pas tous.

La force du rituel

Assumer la place de l’autoévaluation à côté de l’évaluation classique implique d’y consacrer du temps. Pourquoi ne pas dégager quinze minutes par jour pour la métacognition et l’organisation, sous forme de rituel ” à l’instar des quinze minutes de lecture institutionnalisées dans certaines écoles ?
Le groupe avec son référent prendrait le temps pour construire ensemble le portfolio et discuter entre eux. Parce qu’un portfolio, ça ne se construit pas seul. Quand un élève voit le portfolio d’un autre et qu’on prend le temps de discuter des expériences, des stratégies, les élèves se nourrissent l’un l’autre. La métacognition a besoin d’une caisse de résonance pour pouvoir confronter ses idées.

Soyons fous : les entretiens d’évolutions

Traditionnellement, les enseignants ont le pouvoir de décision ultime en ce qui concerne la réussite des élèves. Et si on partageait ce pouvoir avec les élèves ? Nous aurions des conseils de classe bien plus efficaces avec des informations bien plus précises que les quelques évaluations que nous avons en notre possession et les observations que nous avons pris le temps de noter au vol dans notre cours.
En 2018, avec quelques collègues, nous avons proposé de faire des entretiens d’évolutions. Concrètement, les élèves de 4e et 5e année secondaire doivent présenter leur portfolio à un jury d’enseignants. L’élève a quinze minutes pour présenter le bilan qu’il a fait sur son année. L’entretien se termine avec des questions. Après la présentation, le jury se concerte et présente ses conclusions au conseil de classe.
À notre grande surprise, les élèves ont pris au sérieux cet exercice, et nous aussi. Les élèves se sont emparés du moment. Certains nous ont surpris en nous montrant du travail fait, mais pas montré, d’autres ont répondu à nos attentes, et d’autres encore nous ont surpris par leur honnêteté et ont avoué qu’ils n’avaient pas fait grand-chose. Cette expérience n’a malheureusement eu lieu qu’une seule fois.
L’outil tend à responsabiliser les élèves et nous devons être très attentifs aux facteurs d’échecs plus systémiques touchés par les inégalités sociales. Sinon, nous risquons de donner un outil de réussite à nos élèves plus favorisés et un outil d’échec à nos élèves plus défavorisés.
Le portfolio nous permet de changer notre regard sur l’évaluation. Une présentation portfolio est remarquable quand on constate que l’élève est capable d’identifier ses forces et faiblesses précisément, comme un enseignant le ferait. Mais que fait-on des élèves qui n’en sont pas capables ? Les voue-t-on à une vie où ils se réfèrent à l’autorité d’un autre pour juger ? Si nous souhaitons réellement leur épanouissement, ne nous devons-nous pas de leur apprendre à s’évaluer ?