Ancien directeur d’école, ancien instit, j’ai toujours recherché l’excitation du moment où les yeux de mon interlocuteur pétillent quand, en relevant la tête et les sourcils, il soupire : « C’est donc comme ça que ça fonctionne ! ».
Avant d’en arriver au moment où tout s’éclaire pour celui qui cherche, c’est à chaque fois un long chemin, tout aussi excitant, une quête pour comprendre comment fonctionne le « système d’exploitation » de l’élève, quel que soit son âge. Et ce qu’il dit ou écrit, aussi erroné que ce soit, est une porte d’entrée à sa logique. La comprendre me permet d’une part de me rendre compte que je n’ai pas affaire à du vide, mais d’autre part devient un point d’appui pour mon travail.
Je me souviens d’un enfant (2e primaire) qui réussissait des calculs régulièrement du genre 7+8 ou 5+7. Les séries de calcul qui lui étaient présentées étaient étrangement entachées d’erreurs aléatoires pour des calculs qui n’avaient pas l’air compliqués alors que d’autres, que nous interprétions comme plus « durs », étaient corrects. Dans l’impasse avec les collègues avec lesquels nous partagions nos doutes, nous décidâmes que je passerais un temps à ses côtés pour observer quand et comment se produisaient ces erreurs. Arrivés à un 8+9 fautif (il répondait 14 !), je lui suggérai de me répondre à cette suite de calcul : 8+8, 8+7, 8+6, parfait, tout était correct. Je lui écrivis 7+9 et il me répondit 13. Je lui écrivis alors 5+9 et lui demandai de me lire le calcul. À ma plus grande stupeur, il me répondit : « cinq plus six ». Donc, et je ne savais pas pourquoi, le 9 et le 6 se confondaient dans sa tête.
J’imaginais bien un « problème » de gauche-droite, mais le plus important n’était pas là. Le gamin savait calculer, et bien, mais la lecture des 6 et des 9 était embrouillée. Nous n’osions penser au drame du gamin quand il recevait la feuille sanction où les erreurs étaient soulignées, bêtement ! Au lieu de lui présenter des listes de calculs, je les lui posai oralement, il ne devait marquer que la réponse. Et là, tout fonctionnait. 5+9 valait bien 14. Je lui partageai cette découverte en lui disant que les 9 et les 6 se mélangeaient encore un peu dans sa tête, mais qu’il pouvait, à chaque fois que le doute lui arrivait, demander que quelqu’un lui lise le nombre avant de faire le calcul. J’ai ajouté : « De mon côté, chaque fois que j’aurai l’impression que la confusion a lieu, je te poserai le calcul oralement ». Cela a duré quelques jours et puis il n’a plus sollicité mon intervention.
L’erreur est donc un message codé. Et le codage est propre à chacun. Cette enquête, ce décodage, cette recherche de la logique m’ont toujours passionné.
Dans mon école, dans les années ’90, le courriel faisait ses grands débuts et, grâce à un réseau (avec fil !) enfin performant, nous pouvions communiquer des messages et déposer ceux-ci dans la boite aux lettres du ou des collègues concernés. En ce temps-là, il n’y avait pas encore 40 courriels par jour et la seule exigence par rapport à ce qui aurait pu être une intrusion permanente était de relever sa boite une fois par jour et si possible pendant le temps de midi.
Je me souviens d’une collègue à qui je posais une question par courriel et qui me renvoya un message vide. Je lui réitérai ma question à laquelle elle me répondit tout aussi vite par un message ne contenant que ma question ! Je décidai d’aller dans sa classe pour comprendre ce qui se passait : où était le problème ? Elle m’accueillit avec un sourire :
– Alors, tu as reçu mes réponses ?
– Oui, mais elles sont vides !
– Pourtant, j’ai cliqué sur « Répondre » !
J’ai trouvé cela extraordinaire : le choc entre les mots, les symboles, les actions que l’on croit liées, l’immensité du gouffre entre ce qui est attendu comme réponse adéquate et le bricolage permanent, avec les moyens du bord, tous plus légitimes les uns que les autres, sollicités pour y répondre. Finalement, ma collègue était plus créative qu’adaptée. Elle ne possédait sans doute pas les clefs.
Depuis lors, je me nourris de ces schémas tortueux, de ces contournements, de ces détournements. Car ils sont la matérialisation de la pensée imprévue. Je pense que c’est de là que me vient ma passion pour l’informatique. Non pas pour les machines, mais pour ce qu’elles éveillent, permettent de faire. Son univers de symboles, quand il est cohérent, permet de s’aventurer dans des découvertes insoupçonnées. Et il n’est pas de plus grand plaisir pour moi que de partager mon trousseau.
Je n’arrête pas de lire, de me documenter, de chercher, d’essayer de nouveaux programmes. Tout ça bien sûr pour augmenter la maitrise du potentiel de la machine, mais surtout dans la perspective de partager, de faire naitre ces pétillements dans les yeux : « Waa, je sais faire tout cela, et tout seul ! ».
C’est ça mon moteur : pouvoir répondre aux demandes qui me parviennent et surtout en profiter pour lancer une ouverture qui en ouvrira une autre et qui permettra à celui qui tient timidement la nouvelle clef, de se lancer seul dans la découverte et le risque inhérent à tout apprentissage. Qui a besoin de qui ?